Memsahib : la compétition sexuelle féminine a-t-elle provoqué la perte de l'Empire Britannique ?
Bill McDonald avait-il tort d'accuser les femmes de la détérioration des relations raciales dans l'Empire Britannique ?
"C'est un dicton bien connu que les femmes nous ont fait perdre l'Empire. C'est vrai", déclarait Sir David Lean en 1985, répétant un sentiment que l'on retrouve dans les ouvrages savants.
Stroebel (1991)1
Dans "Compétition sexuelle et racisme des femmes blanches victoriennes" (5 mai 2019), j'avais partiellement traduit Bill McDonald (1993) qui affirmait que la lutte des femmes blanches (les memsahibs2) contre la concurrence féminine locale avait provoqué une montée du racisme qui a engendré un éloignement entre les britanniques et les locaux.
En commentaire au partage de cette traduction partielle sur la page Facebook Evopsynews, Isabelle Marlier a cité Margaret Stroebel (1991) qui remet en question cette approche (Stroebel parle même de "Mythe de la femme destructrice") :
"Plutôt que de blâmer les femmes européennes pour le fossé croissant entre les populations blanches et non blanches dans les empires, les historiens récents ont tendance à considérer leur arrivée comme coïncidant avec d'autres développements dans la société coloniale : une appropriation accrue des terres et/ou du travail indigènes, un préjudice racial accru, la croissance du christianisme évangélique avec son ethnocentrisme et son attaque des liaisons non morales et non monogames, une pénurie de personnel administratif et un nombre croissant de femmes et d'hommes."
Stroebel (1991)3
Pour rappel, Louis-Ferdinand Céline avait donné une autre explication de la perte des colonies :
"L'introduction de la glace aux colonies, c'est un fait, avait été le signal de la dévirilisation du colonisateur. Désormais soudé à son apéritif glacé par l'habitude, il devait renoncer, le colonisateur, à dominer le climat par son seul stoïcisme. Les Faidherbe, les Stanley, les Marchand, remarquons-le en passant, ne pensèrent que du bien de la bière, du vin et de l'eau tiède et bourbeuse qu'ils burent pendant des années sans se plaindre. Tout est là. Voilà comment on perd ses colonies."
Céline (1932, p 168)
Le sujet est bien sûr extrêmement débattu et il est difficile d'en faire une synthèse. Mais une recherche rapide sur le sujet m'a montré trois points plus ou moins surprenants :
- Les critiques envers les Memsahibs sont beaucoup plus fortes que ce qu'en montre l'article de Bill McDonald : elles sont bien accusées de la chute de l'Empire (voir citation en haut de page)
- Il n'y a pas que les femmes : les hommes aussi ont mis en place ou accompagné certaines stratégies pour éviter eux aussi la concurrence locale
- Une partie du débat se situe entre les différentes versions du féminisme autour du rôle des femmes : sont-elles victimes des hommes ou sont-elles capables d'agir ? Et dans ce cas, doit-on les considérer elles-aussi coupables du colonialisme ?
Tout d'abord, l'idée que le comportement raciste des memsahibs est la source de la fin de l'Empire Britannique est très répandue, et l'article de Bill McDonald apparaît très mesuré en comparaison. Par exemple, le premier paragraphe de Ghose (2007) est :
Dans son carnet de voyage, J. R. Ackerley, un ami proche d'E. M. Forster, raconte une anecdote qui lui est racontée par une Anglaise vivant en Inde. La memsahib était retournée à son bungalow le soir, accompagnée d'un serviteur. Soudain, un krait, l'un des serpents les plus venimeux de l'Inde, se glissa au milieu du chemin. Ackerley cite la memsahib : "Alors le serviteur a fait une chose absolument sans précédent en Inde - il m'a touchée ! - il a mis sa main sur mon épaule et m'a tirée en arrière... Bien sûr, s'il ne l'avait pas fait, j'aurais certainement été tuée ; mais je n'ai pas aimé cela quand même, et je me suis débarrassée de lui peu après".
Ghose (2007)4
De fait quasiment tout l'article de Ghose (2007), pourtant titré "Le mythe memsahib", montre que les femmes victoriennes cherchaient bien à imposer une grande distance avec les Indiens, même s'il s'emploie à les justifier.
""Mais le bébé de la nourrice, dis-je, que peut-on faire pour le petit enfant noir ?" "Oh !" répondit l'aimable femme blanche, "une belle somme est toujours payée pour eux, mais ils meurent souvent." "Ma Lady, a-t-elle ajouté, a eu six infirmières pour différents enfants, et les bébés sont tous morts." "Mort !" Je me souviens m'être exclamée, "mais c'est un meurtre." Elle répondit froidement : "Mais on ne peut rien y faire, les mères ne s'occupent jamais d'eux. Chaque fois qu'elles allaitent un bébé blanc, elles cessent de s'occuper des leurs ; elles disent : "L'enfant blanc est bon, l'enfant noir est son esclave.""
Sherwood, Mrs Sherwood (1775–1851), 402. in Ghose (2007, p 115)5
Ensuite, la compétition sexuelle était bien un facteur majeur ayant eu un impact direct sur les relations entre les populations :
"En 1909, la question du concubinage a atteint son paroxysme. Reconnaissant peut-être l'omniprésence et les causes du concubinage, le British Colonial Office n'a réagi qu'après avoir subi des pressions à la suite d'un incident au Kenya. Là, les bouffonneries d'un officier de district avec une jeune femme africaine ont attiré l'attention de la seule femme européenne du district et de son mari. Lorsque le commissaire de district n'a perdu qu'un an d'ancienneté et qu'on lui a interdit de diriger un district pendant seulement deux ans, le couple s'est plaint au Secrétaire d'État pour les colonies. Les cicrulaires qui en résultent, publiés en 1909, interdisent les liaisons avec les femmes indigènes dans diverses parties de l'empire. Cet édit cause moins de difficultés en Inde que dans les nouvelles colonies britanniques d'Afrique. En 1845, "la présence des femmes anglaises était considérée comme allant de soi" en Inde, mais à Accra (aujourd'hui le Ghana), il n'y avait que quatre femmes européennes à la veille de la Première Guerre mondiale. Dans les États malais fédérés, le déclin du concubinage après la Première Guerre mondiale était lié non seulement à la circulaire, mais aussi au nombre accru de femmes européennes, qui est passé de 40 femmes pour 100 hommes en 1911 à 50 pour 100 en 1921. Mais la présence des femmes européennes n'a pas automatiquement réduit le concubinage. Une femme d'un officier de district au Malawi à la fin des années 1940 a divorcé de son mari parce qu'il continuait à garder ses "épouses" africaines dans la maison."
Stroebel (1991, p 4)6
Mais il apparaît que les hommes aussi avaient peur de la concurrence et cherchaient à interdire aux femmes blanches toute relation physique avec les autochtones. Par exemple la peur du viol (le "Péril Noir") avait entraîné des demandes de ségrégation qui ne venaient pas seulement des femmes : Stroebel (1991, p 7) note que si en Afrique du Sud cette demande émanait des organisations féminines du Transvaal, en Papouasie elle provenait bien des hommes.
Enfin, la perception du rôle et de l'importance des actions des femmes dans les colonies apparaît avoir suivi les évolutions féministes : si les femmes ne sont pas minimisées, cela signifie-t-il qu'elles sont elles aussi coupables ?
Densmore (2016) l'explique :
"Dans les études initiales sur cette période, les historiens ont étudié les hommes comme les seuls acteurs de pouvoir de l'impérialisme, ignorant ou minimisant souvent les rôles des femmes, à la fois comme complices ou résistantes des impérialistes. Cependant, les mouvements récents dans le monde universitaire tentent de comprendre et de démêler l'expérience féminine et le rôle complexe que les femmes ont joué dans l'impérialisme par la création de la sphère domestique impériale.
(...)
Qu'elles soient intentionnelles ou non, ces sources reflètent le rôle actif joué par les femmes dans l'impérialisme, ce qui donne du pouvoir au femmes au travers de leur résilience et de leur capacité d'action, mais aussi les révèle comme des acteurs de pouvoir dans la conquête impériale.
(...)
Des études plus récentes, en corrélation avec les mouvements féministes actuels de changement social et politique, tentent d'examiner les expériences plus variées et plus réalistes des femmes occidentales dans les espaces impériaux."
Densmore (2016)7
Et Stroebel (1991) synthétise :
"En résumé, l'apparente trivialité de la vie de certaines femmes européennes dans les colonies masque leurs importantes fonctions au sein du système masculin de domination coloniale."
Stroebel (1991, p 15)8
C'était donc bien la faute des hommes...
Il faudrait donc creuser plus pour avoir une idée complète, mais la lecture de quelques articles pourtant en défense des femmes victoriennes montre que les comportements des memsahibs ont bien eu un impact sur les relations entre les communautés, et que la compétition sexuelle explique en grande partie ces comportements. Il faut cependant pondérer en notant que cette compétition sexuelle ne visait pas qu'à éviter que les hommes aillent avec des femmes locales (même si la lutte contre les concubines était importante) mais servait aussi à maintenir les hiérarchies internes, et que les relations entre les colonisateurs et les colonisés n'avaient jamais été excellentes. Ces quelques lectures n'ont pas permis d'évaluer l'hypothèse de Bill McDonald sur l'influence des lois sur le divorce.
Références
Ackerley, J. R. (1932) Hindoo Holiday: An Indian Journal. (London: Penguin Books, 1960).
Céline, L.-F. (1932). Voyage au bout de la nuit. France: Gallimard.
Densmore, M. (2016). Power and Gender : British Women ’ s Role in 19th Century Imperial India. Undergraduate Library Research Award., (2).
Ghose, I. (2007). The Memsahib Myth: Englishwomen in Colonial India. In C. R. Daileader, R. E. Johnson, & A. Shabazz (Eds.), Women & Others. Signs of Race. (pp. 107–128). New York: Palgrave Macmillan US. doi:10.1057/9780230607323_6
Strobel, M. (1991). European Women and the Second British Empire. In White Women and the Second British Empire (Vol. 25, p. 170). Bloomington and Indianapolis: Indiana University Press. ISBN: 0-253-20631-6
Liens
Compétition sexuelle et racisme des femmes blanches victoriennes. Gouillou, Philippe. Evoweb. Dimanche 5 mai 2019
Memsahib Power: Throughout western history, have white women been the primary agents of oppression?. Bill McDonald (1993). The Backlash (On-line since 1995 - Posted May 17, 2013 - Updated 2015)
Facebook :
Notes
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Traduction depuis :
""It's a well-known saying that the women lost us the Empire. It's true", stated Sir David Lean in 1985, repeating a sentiment found in scholarly works."
Stroebel (1991, incipit) -
Memsahib : femmes occidentales de haut rang en Inde pendant la colonisation britannique.
Etymologie : Memsahib = ma'am + sahib (Sahib est un titre de respect en Inde)."From Hindustani (Hindi, Urdu) साहिब (sāhib) / صاحب (sāhib, “lord”), from Persian صاحب (sâheb), from Arabic صَاحِب (ṣāḥib, “companion”)."
Wiktionary -
Traduction depuis :
"Rather than blaming European women for the growing rift between white and nonwhite populations in the empires, recent historians tend to see their arrival as coinciding with other developments in colonial society: intensified appropriation of indigenous land and/or labor, a heightened racial prejudice, the growth of evangelical Christianity with its ethno-centrism and attack on nonmariatal an nonmonogamous liaisons, a shortage of administrative personnel, and the increased numbers of women and men."
Stroebel (1991) -
Traduction depuis :
"In his travel journal J. R. Ackerley, a close friend of E. M. Forster, reports an anecdote related to him by an Englishwoman living in India. The memsahib had been returning to her bungalow in the evening, accompanied by a servant. Suddenly a krait —one of the most venomous snakes in India—slithered onto the middle of the path. Ackerley quotes the memsahib as saying, “Then the servant did a thing absolutely without precedent in India—he touched me!—he put his hand on my shoulder and pulled me back … Of course if he hadn’t done that I should undoubtedly have been killed; but I didn’t like it all the same, and got rid of him soon after.”"
Ghose (2007) -
Traduction depuis :
“But the wet-nurse’s baby,” I remarked; “what can be done for the little black infant?” “Oh!” replied the amiable white woman, “something handsome is always paid for their being reared; but they commonly die.” “My lady,” she added, “has had six nurses for different children, and the babies have one and all died.” “Died!” I remember I exclaimed, “but this is murder.” She answered coolly, “But this can’t be helped; the mothers never fret after them. Whenever they nurse a white baby they cease to care for their own; they say, ‘White child is good; black child his slave.’”
Sherwood, Mrs Sherwood (1775–1851), 402. in Ghose (2007, p 115) -
Traduction depuis :
"By 1909 the issue of concubinage came to a head. Perhaps recognizing the ubiquity and causes of concubinage, the British Colonial Office did not respond until it was pressured following an incident in Kenya. There, the antics of a district officer with a young African woman atracted the attention of the sole European woman in the district and her husband. When the district commissioner only lost one year of seniority and was forbidden to be in charge of a district for a mere two years, the couple complained to the secreatray of state for the colonies. The resulting cicrulars, issued in 1909, prohibited liaisons with indeginous women in various parts of the empire. This edict causes less hardship in India than in the newer British colonies in Africa. By 1845 'the presence of English women was taken for granted' in India, but in Accra (present-day Ghana) there were only four European women on the eve of World War I. In the Federated Malay States, the decline in concubinage following World War I was linked not only to the circular, but also to the increased number of European women there, from a ratio of forty women per hundred men in 1911 to fifty per hundred by 1921. But the presence of European women did not automatically curtail concubinage. One wife of a district officer in Malawi in the late 1940s divorced her husband because he continued to keep his African
wives
in the house."
Stroebel (1991, p 4) -
Traduction depuis :
In initial scholarship on the period, historians studied men as the sole power players of imperialism, often ignoring or downplaying women’s roles, both as complicit or resistant imperialists. However, recent movements in academia attempt to understand and unpack the female experience and the complicated role that women played in imperialism through their creation of the imperial domestic sphere.
(...)
Whether intentional or not, these sources reflect the active role women played in imperialism; this both empowers women through displaying their resilience and agency, and reveals them as power players in imperial conquest.
(...)
More recent scholarship, correlating with the current feminist movements of social and political change, attempts to look at a more varied and realistic experiences of Western women in imperial spaces.
Densmore (2016) -
Traduction depuis :
"In summary, the apparent triviality of the lives of some European women in the colonies masks their important functions within the male-centered colonial system of domination."
Stroebel (1991, p 15)
©Philippe Gouillou - Samedi 22 juin 2019