Hypothèse 68 : La virgule d'Oxford
Comme dans tous les pays à bas QI, l'intelligence était de plus en plus à la mode, tout le monde se croyait surdoué.
Tout tenait à une virgule manquante, une "virgule de série", ou "virgule d'Oxford" comme la nomment les anglophones, dont l'absence changeait totalement le sens de la phrase, donc du contrat. Ce n'était pas un problème unique dans l'histoire : aux USA en 2017, dans le Maine, des employés avaient gagné 10 millions de dollars rien qu'à cause d'une telle absence dans leur contrat.
Il l'avait expliqué au Juge en prenant un exemple très simple : "Si je vous écris que j'ai invité deux danseurs, virgule, Marc, virgule, et Antoine, je désigne quatre personnes invitées : deux danseurs dont on ne connait pas le nom, plus Marc, plus Antoine. Mais si j'enlève la virgule entre Marc et Antoine, alors j'écris juste à propos de deux personnes, pas quatre, de deux danseurs qui s'appellent Marc et Antoine. Dans le contrat c'est exactement cela : l'absence de la virgule montre que les deux derniers mots ne constituent qu'un seul item de la liste." Mais le Juge ne montrait pas le moindre signe de compréhension. C'était vraiment mal parti.
Il avait pourtant choisi le problème le plus simple du contrat qui comportait tellement d'erreurs de français qu'il ne voulait rien dire. Il se doutait bien que ceux qui l'avaient rédigé avaient appris à lire par la méthode globale et ne pouvaient donc pas remarquer une virgule. Ils étaient tellement formés à ne s'intéresser qu'au général qu'un tel détail ne signifiait rien pour eux. Ils ne la voyaient sans doute même pas, même en faisant des efforts et en se concentrant, comme on ne voit souvent pas ses propres fautes de frappe quand on écrit.
Mais le problème fondamental n'était pas là. Même s'ils voyaient la virgule, pouvaient-ils en comprendre l'importance ? Pouvaient-ils saisir le changement de sens qu'elle induisait ? Tout le contrat, et le regard de merlan frit du Juge, démontraient que non. Ce n'était pas une simple question de niveau de langue, mais d'intelligence : c'était beaucoup trop compliqué pour eux.
Il se demanda comment un "Etat de Droit", qui comme son nom l'indique est basé sur le Droit, pourrait survivre avec de moins en moins de personnes ayant un QI suffisant pour le comprendre. Des siècles de réflexions poussées, de déductions brillantes, d'analyses profondes, venaient mourir sur le rivage d'une bêtise envahissante. Le château de cartes était construit sur du sable. Même un Juge officiel, donc diplômé en Droit avec plusieurs années d'études après le bac, et bien noté d'après ce qu'il avait pu apprendre, était totalement incapable de comprendre la virgule d'Oxford. Que pouvait-il comprendre des Lois ? des Décrêts ? Et quel était le niveau des autres ?
Le Juge n'avait visiblement pas aimé l'explication. Il fallait qu'il soit très prudent, il risquait une condamnation pour outrage à magistrat. Il lui fallait le mettre de son côté, c'est-à-dire le flatter, et pour cela le seul moyen était de lui faire croire qu'il était intelligent. En fait le Juge n'avait même pas compris qu'il n'avait rien compris, c'était juste qu'il n'avait pas vu son intelligence mise en avant par l'explication, c'est tout ce qu'il avait pu saisir, et c'est cela qui l'énervait. Comme dans tous les pays à bas QI, l'intelligence était de plus en plus à la mode, tout le monde se croyait surdoué. Et le Juge diplômé se sentait bien sûr au dessus des autres. Il suffisait de le lui montrer.
Il avait trouvé le début de sa conclusion : "Comme vous le comprenez bien sûr beaucoup mieux que nous". Le procès n'était peut-être pas perdu.
©Philippe Gouillou - Lundi 20 septembre 2021