Hypothèse 75 : Le Pass
Tout le monde savait ce que ça signifiait : c'était soit sa carte bancaire soit son Pass, mais au moins un des deux était bloqué. Pauvre ou dissident : un poids mort pour la société.
Comme à chaque fois tout le monde se retourna quand il sortit son billet pour payer. Tout le monde savait ce que ça signifiait : c'était soit sa carte bancaire soit son Pass, mais au moins un des deux était bloqué. Pauvre ou dissident : un poids mort pour la société. Il était les deux. Beaucoup avaient déjà fait un pas de côté pour s'éloigner encore plus de lui, comme s'il était contagieux.
La caissière lui en voulait. Elle allait devoir scanner le billet pour récupérer son numéro, et les prendre en photo, lui et les billets, pour les associer tous les deux. Ensuite, elle devrait générer un bon de remboursement plutôt que lui rendre de la monnaie, il pourrait l'utiliser quand son pass serait de nouveau accepté. Visiblement elle n'aimait pas, ça la retardait, ça lui coûterait peut-être une prime de productivité. Aux autres caisses tout le monde passait très vite : juste la carte bancaire, puis un scan rapide du QR Code du Pass, et une simple lecture d'empreintes digitales pour vérification. Tout était automatisé, le progrès avait vraiment bien facilité la vie, tout le monde en était très content.
Pourtant le Gouvernement avait eu du mal à faire passer cette marche vers le progrès. Au début beaucoup s'opposaient à la suppression des espèces, affirmant craindre pour leur liberté. Le Pass aussi avait été soumis aux mêmes critiques. Mais une grande campagne de communication, très bien construite, avait permis de lever les réticences de quasiment tout le monde. Lui il faisait partie des autres, des pas convaincus, mais ce n'était même pas ça qui lui avait coûté si cher.
Dès que son Pass avait été bloqué il avait perdu son emploi : "par sa simple existence il remettait en cause la survie de l'entreprise". De toute manière sans Pass il ne pouvait strictement rien faire : même se garer dans un parking lui était interdit. Et bien sûr il ne pouvait pas non plus toucher le chômage, auquel il avait pourtant beaucoup cotisé, et il n'avait plus accès à son compte, aussi ses avoirs avaient été gelés. Heureusement qu'il avait, contre tous les conseils donnés par les médias, conservé du cash. Il s'était dit que le gouvernement ne pourrait pas totalement l'interdire sans faire fuir les touristes, il avait eu raison. Il s'était aussi dit que les gens seraient prêt à payer très cher pour avoir des billets, mais là il s'était totalement planté, il n'avait pas prévu le degré de soumission de toutes et tous. Mais c'était quand même ce qui l'avait sauvé, même si ça ne durerait pas éternellement.
Sur tous les murs des grandes affiches montraient des personnes souriantes, épanouies, heureuses, en marche vers des horizons lumineux. Les créatifs n'avaient même pas cherché à être créatifs : ils avaient juste repris les affiches staliniennes de la grande époque de l'URSS. Elles avaient si bien marché, pourquoi réinventer l'eau tiède ? Surtout que dès le début les GAFAM et Twitter avaient bannis tous ceux qui ne communiquaient pas assez visiblement leur enthousiasme pour cette marche vers ces nouveaux horizons. Et si certains avaient quand même bravé les moqueries des journalistes, très vite l'Effet de Simple Exposition avait transformé les goûts, et de plus en plus cherchaient à imiter ces affiches pour bien montrer leur soumission à la conformité du moment.
Au XXe siècle, pour survivre, les pays communistes devaient mettre hors d'état de nuire environ 10% de la population. Il est célèbre qu'au Chili c'était le plan de Salvador Allende, et qu'il n'avait été empêché que par le coup d'état de Pinochet. En France ça fait 7 millions de personnes, mais peut-être il ne faut pas compter les étrangers, donc entre 5 et 6, on ne sait pas. Il était impossible de tuer tout ce monde, et on ne construirait jamais assez de Goulags pour ça. Dans ce cadre le Pass était une solution idéale : juste un petit clic, qui pouvait être automatisé, et le dissident perdait toutes ses ressources, pas besoin de le tuer ni de l'emprisonner, quasiment aucun frais. Et maintenant que le gouvernement avait externalisé la surveillance de la population à Facebook, ça ne lui coûtait vraiment presque plus rien : les Marocains en charge du "respect des règles de la communauté" étaient payés au lance-pierre. D'ailleurs c'était un post Facebook, et pas son militantisme passé, qui avait tout déclenché. Il avait été taggué islamophobe pour avoir dénoncé encore un autre égorgement de kouffar, un parmi les nombreux dont la presse ne parlait même plus. Ça n'avait pas plu à un modérateur, il avait du tomber sur un jihadiste, il y en avait bien sûr de plus en plus à ces postes stratégiques. Et dès lors tout s'était enchaîné : la désactivation du compte Facebook provoquait automatiquement la désactivation du Pass, qui etc.
Des femmes lui bloquaient la sortie, le regard haineux. Elles l'attendaient, prêtes à en découdre. Il devrait les déranger pour pouvoir passer, il ne pouvait pas faire autrement, alors elles se mettraient à hurler, il serait peut-être arrêté.
Le gouvernement avait vraiment bien joué, il avait activé un déclencheur profond chez les femmes : le besoin de stabilité pour leurs enfants. Elles s'étaient tout de suite soumises, et les hommes avaient du suivre. En plus elles étaient sur presque toutes les affiches : elles se sentaient reconnues. Pour elles il n'était pas seulement un homme mais un homme fauteur de troubles, un obstacle à la longue marche vers des horizons qui chantent.
©Philippe Gouillou - Mardi 12 octobre 2021