Hypothèse 87 : Neuroaugmentation
Comment avait-il pu aimer cela pendant tant d'années ?
Sa première impression au réveil fut de sérénité. Il se sentait en pleine forme, pleinement conscient, beaucoup plus conscient que d'habitude de tout ce qui l'entourait, c'était l'exact opposé du matin vaseux. Il remarqua pour la première fois une particularité du moniteur qui le surveillait et en saisit tout de suite la raison, il comprenait la contrainte qui avait coincé le programmeur, pourquoi il avait fait ce choix.
C'était la preuve que l'opération avait réussie, il disposait maintenant d'un cerveau augmenté, il était beaucoup plus intelligent. Ou alors était-ce l'effet de l'anésthésiant ? Non, il ne se serait jamais posé la question avant, qu'il se la pose était la preuve même qu'il était plus intelligent, que l'opération avait réussie. On lui avait promis de dépasser les 145 de QI, il espérait dépasser les 160. Qu'allait-il faire de ses nouvelles capacités ? Avant l'opération il y avait beaucoup pensé, mais bien sûr ça n'avait plus de valeur maintenant, ses idées d'alors étaient beaucoup trop simples. Il lui fallait d'abord changer son image auprès des autres, c'était le plus important, qu'ils ne le voient plus comme un gars "gentil", mais comme un cerveau, quelqu'un à respecter. Pour ça il fallait qu'il écrive un livre, ou un article scientifique, il fallait qu'il s'y mette, quel thème choisir ?
Il alluma une chaîne d'infos en continu, c'était quelque chose qu'il avait toujours adoré, il aimait se tenir au courant des affaires du monde. Mais là quelque chose le frappa tout de suite : ça sonnait faux. Les journalistes ne parlaient pas normalement, on voyait qu'ils cachaient des informations et qu'ils utilisaient des techniques pour en suggérer d'autres. Il comprit tout à coup que les célèbres Eléments De Langage, les EDL, n'étaient pas là que pour retenir les téléspectateurs, pour leur vendre de la publicité, mais surtout pour leur infuser les opinions conformes. C'était fascinant à voir mais plus qu'inquiétant : toutes ses idées pendant toute sa vie avaient-elles été dictées par les médias au bénéfice d'autres ?
L'infirmière qui venait de rentrer semblait soucieuse, mais ça ne le concernait pas. Il avait l'impression de voir son cerveau tourner, il comprenait ses angoisses comme jamais il ne s'en serait cru capable. Tout un monde dont il n'avait même jamais envisagé l'existence s'ouvrait à lui. Il ne lui dit rien, il avait peur de lui faire peur.
Sa femme et son meilleur ami l'avaient suivie. Ils étaient toujours à débattre du même problème que la veille, celui qui les avait déjà occupés toute la journée, ils n'avaient donc pas avancé encore ? Il les coupa : "Arrêtez de croire la TV, c'est tellement simple que c'en est évident, il suffit de choisir la solution 2". A leur regard il comprit qu'il avait encore beaucoup à apprendre, il les avait vexés. Ils changèrent de sujet et se mirent sur un autre qui l'aurait passionné hier mais ne l'intéressait plus du tout aujourd'hui. Ils n'arrêtaient pas, ils se répétaient en permanence, rien n'en sortait, c'était toujours les mêmes stupidités. Et puis ces rires mécaniques ! Comment avait-il pu aimer cela pendant tant d'années ?
La sérénité avait disparue, c'était maintenant l'angoisse qui le ténaillait. Devrait-il supporter tout le temps leurs bavardages stupides ? Une citation de Pierre Desproges lui revint en tête, "L'intelligence, c'est le seul outil qui permette à l'homme de mesurer l'étendue de son malheur." Jamais il n'y aurait pensé avant, en fait il comprenait qu'il n'avait jamais pensé avant, là les idées jaillissaient en permanence dans sa tête, ça n'arrêtait pas, on ne l'avait pas prévenu.
Sa femme lui posa une question, il fallait qu'il se rattrappe, pas qu'il refasse comme tout à l'heure, qu'il se compose un rôle, qu'il se mette à son niveau, c'était ce qu'il devrait faire tout le temps maintenant.
©Philippe Gouillou - Samedi 11 mai 2024