Hypothèse 82 : La Cité
Ils ne cherchaient pas seulement à lui faire sentir qu'il était tout en bas de leur hiérarchie, ils niaient l'intérêt même de sa hiérarchie à lui.
Il reçut le code sur son portable, son autorisation d'accès avait été accordée, il verrait enfin à quoi ressemblent ces Cités qui s'étaient multipliées dans le monde, et pas n'importe laquelle, la plus luxueuse d'entre elle, celle pour les ultra-riches, pour ceux qui remplissent les magazines peoples. Bien sûr il ne verrait pas grand chose : il serait accompagné pendant tout son séjour, et ne serait autorisé à parler à personne. Même apercevoir de loin une de ces personnes qui font rêver les jeunes du monde entier était plus qu'improbable, il serait dans datacenter dans un sous-sol quelconque, c'est là qu'il devait faire son intervention. Mais c'était déjà un pied dans le paradis, jusqu'ici il en avait toujours été exclu.
Il reçut en même temps l'email qui lui expliquait la procédure. Il lui fallait télécharger une application, y rentrer ses informations personnelles et confidentielles, son empreinte digitale, et enfin le code. L'app allait générer un QR code, valide uniquement le jour de son intervention, qui lui permettrait de passer la frontière et qu'il devrait montrer à toute demande. Il connaissait parfaitement le système : il avait travaillé dessus depuis sa conception. Et c'était justement pour l'upgrader qu'ils acceptaient de le laisser rentrer. Sans lui, toute la sécurité s'écroûlerait 10 jours après, ils n'avaient vraiment pas le choix.
Le ton de l'email était hautain, condescendant. Il montrait clairement qu'il n'était accepté que par obligation, qu'il devrait tenir sa place, qu'il était exclu de ce monde des riches. C'était facile à expliquer : la Cité ne voulait pas qu'il y ait une autre hiérarchie que celle de la richesse, elle ne voulait pas que ses résidents puissent se sentir un tant soit peu en concurrence. Déjà lors des premiers contacts ils avaient demandé qu'il fasse son intervention gratuitement, l'idée de payer était se rabaisser pour eux. Ils avaient pris comme une insulte qu'il ait refusé, ils allaient se venger.
Mais ce qu'il ne s'expliquait pas c'était comment le lieu pouvait encore exister, pourquoi personne ne l'avait encore attaqué. Tout autour et partout dans le monde c'étaient les émeutes, les incendies, le règne des bandes, et ce havre de paix, unique, n'était protégé que par quelques barrières. Comment était-ce possible ? Bien sûr, le système de sécurité qu'il avait conçu offrait une protection nécessaire au quotidien, mais il ne pouvait pas empêcher une attaque massive, il y avait forcément un truc. Peut-être que les bandes qui ensanglantaient le globe étaient contrôlées par quelqu'un qui ne voulait pas que la Cité soit atteinte, qui y vivait peut-être, et qui avait donné des ordres ? Combien de temps ça durerait ? Ou alors c'était à un niveau encore plus haut. Certains affirmaient que c'était justement les ultra-riches qui avaient créé, financé, et armé les bandes, qu'elles leur servaient à la fois à maintenir le bas-peuple en état de soumission et à augmenter la valeur de leur immobilier. Il trouvait ça trop conspirationniste, sans doute était-ce tout simplement que les bandes n'arrivaient pas à se coordonner suffisamment pour passer son système de sécurité. Celui-ci leur était vraiment vital.
En même temps la Cité n'était qu'une prison dorée : comment supporter d'être à vie enfermé dans un endroit aussi petit ? La compétition sexuelle entre les résidents devait être atroce : comment faisaient-ils ? Il pensa à toutes les haines qui avaient du s'accumuler au cours des années. Toutes les sociétés modernes ont su entretenir plusieurs hiérarchies parallèles qui limitent les tensions en permettant à chacun de croire pouvoir réussir un jour, d'avoir un espoir. Mais pas la Cité qui était coincée dans son positionnement marketing. Elle devait être une marmite sous pression : exploserait-elle un jour ?
Il lut un peu plus l'email. Son rendez-vous, originellement fixé à 11h00, le matin, avait été déplacé à 16h00, en fin d'après-midi, mais il devait être là 6 heures avant, 6 heures non payées "pour le passage de la sécurité". Il savait très bien que c'était faux, que c'était juste pour lui faire perdre une journée, pour bien lui montrer qu'il était pauvre, et qui était le chef. Pire : ils ne cherchaient pas seulement à lui faire sentir qu'il était tout en bas de leur hiérarchie, ils niaient l'intérêt même de sa hiérarchie à lui. Le message était plus que clair : son intelligence et ses compétences n'avaient aucune valeur pour eux, même quand ils en avaient un besoin urgent. C'était du gaslighting.
Il sentit la haine monter. Avait-il vraiment besoin de ce contrat pourri ? Non, il ne lui rapportait pas assez. Avait-il vraiment envie d'aller se faire insulter ? Non plus. Que se passerait-il s'il n'y allait pas ? La Cité serait obligée de se rabaisser pour faire venir quelqu'un en urgence depuis un autre continent à prix d'or, sous peine de perdre son système de sécurité. Il n'avait rien à perdre.
Sa décision était prise. Il répondit à l'email :
"Comme les conditions exposées dans votre email ne correspondent pas à celles dont nous avions convenu, je me vois contraint d'annuler mon intervention."
©Philippe Gouillou - Mardi 23 août 2022