Hypothèse 99 : Autorisation spéciale
En face de lui, sur une affiche, une jeune et jolie femme, issue de la diversité comme on disait, lui souriait à côté d'un message félicitant le Président pour sa réussite de la centralisation de l'IA.

Une voiture le dépassa rapidement, un Land Cruiser, reconnut-il aussitôt, ses souvenirs étaient intacts, il ne pouvait pas avoir oublié. Il se demanda qui pouvait avoir un véhicule pareil, certainement quelqu'un de très très haut placé. Ce n'était pas une question de prix, même des fonctionnaires des niveaux intermédiaires étaient certainement suffisamment corrompus pour pouvoir se l'offrir, mais d'autorisation.
Il se surprit à rêver. Il se voyait au volant du 4x4, à la montagne, ou plutôt dans le désert où il en avait déjà conduit un quelques décennies auparavant. Il ressentit quelques bouffées, fugaces, de liberté et se reprit immédiatement. Il espéra que les caméras de vidéosécurité avec analyse d'émotions n'avaient pas détecté sa nostalgie, il n'était pas sûr qu'elles le puissent, mais elles détectaient immédiatement toute pointe d'envie et les deux étaient faciles à confondre. Il se força à sourrire, pas seulement de la bouche mais aussi des yeux comme l'avait montré Duchenne, c'était nécessaire pour qu'il soit sincère et n'attire pas l'attention de l'IA.
Cela faisait déjà 10 ans que la conduite automobile humaine était interdite, sauf autorisation spéciale, pour des raisons de sécurité avait-on dit à l'époque. Des flottes de taxis autonomes avaient alors été tentées, mais personne ne les prenait, ils étaient beaucoup trop chers, et de toute façon l'interdiction aux humains, sauf autorisation spéciale, de se déplacer à plus de 15 minutes de chez soi avait déjà pratiquement tué tous les déplacements. Résultat : les rues et les parkings étaient vides, des kilomètes et des kilomètres de goudron, certains neufs, qui striaient le paysage. Le matin un camion de livraison, puis un silence mortel.
Il ne se rappelait plus pourquoi il était sorti, sans doute pour rien, juste pour passer le temps, pour attendre qu'il passe. En face de lui, sur une affiche, une jeune et jolie femme, issue de la diversité comme on disait, lui souriait à côté d'un message félicitant le Président pour sa réussite de la centralisation de l'IA.
Tout était maintenant géré automatiquement, il ne restait, disait-on, que quelques fonctionnaires chargés de donner une image humaine à l'administration. Si la jeune femme n'existait pas, les mannequins ayant été parmi les premières à être remplacées, avant même la grande jobocalypse, le Gouvernement assurait que le Président et les hauts fonctionnaires étaient bien humains. Il affirmait même que certains d'entre eux avaient un accès administrateur leur permettant de modifier les décisions de l'IA. Ce n'était peut-être que de la propagande, un pur mensonge politicien, mais beaucoup y croyaient et ces fonctionnaires que personne ne voyait étaient réputés être en permanence corrompus, comme le Land Cruiser le montrait. Le reste de la population devait, elle, se contenter du Revenu de Base Universel, le célèbre UBI qui était versé sur le compte bancaire chaque lundi, du logement choisi par l'IA, le plus souvent des sortes de chambres d'hôtel, et des 2000 calories en poudre distribuées gratuitement chaque matin pour se nourrir. Il avait demandé pourquoi la livraison ne se faisait pas en une fois chaque semaine et pourquoi il devait se déplacer, c'était pour "promouvoir la vie de village" lui avait-on répondu. Il repensa à la voiture. Son propriétaire pouvait-il manger des oeufs ? de la viande ? Certains disaient qu'il en restait un peu, bien sûr à des prix inaccessibles hors corruption. Fallait-il en plus une autorisation spéciale pour s'en procurer ?
Il vit une autre affiche, celle-la avec la tête du Président. Il chercha à l'analyser mais elle était tellement retouchée qu'on ne pouvait pas savoir si elle était réelle ou pas. Peut-être existait-il vraiment.
Il était sorti depuis 30 minutes déjà, il était plus que temps de rentrer, il accéléra. Comment pourrait-il justifier autant de temps dehors sans raison valable ? Il ne pouvait même pas dire qu'il était sorti faire du sport, les caméras l'avaient tracké en permanence, il n'avait même pas marché vite. Tout ça à cause de cette voiture, mais ça bien sûr il ne pourrait pas le dire.
Il reçut une alerte sur son téléphone, un nouveau discours à écouter. Le sujet en était encore une fois le "réarmement démographique" : le Gouvernement voulait que les hommes se réintéressent aux femmes, cessent de les éviter ou de ne les considérer qu'en tant que voisines, qu'ils se remettent au sexe pour avoir des enfants. C'était quelque chose qu'il ne comprenait pas : pourquoi les IA voulaient-elles encore plus d'humains alors qu'ils n'étaient que des charges pour elle ? Et pourquoi faire une propagande aussi nulle qui ne peut avoir aucun impact ? C'est alors qu'il comprit. Ces pubs étaient volontairement inefficaces, elles ne servaient qu'à cacher le fait que la poudre qu'il mangeait chaque jour contenait un réducteur de libido, du bromure ou mieux, l'IA faisait juste croire qu'elle soutenait les humains pour qu'ils disparaissent sans bruit.
En ouvrant la porte de sa chambre il se posa une dernière question : celui qui conduisait le Land Cruiser avait-il une autorisation spéciale le dispensant de bromure ?
©Philippe Gouillou - Samedi 13 décembre 2025



