Hypothèse 93 : Anhédonie
Plusieurs cases étaient cochées, ça de moins à faire.
Il regardait le formulaire qui se chargeait sur l'écran. Il avait l'air complet, mais pas trop compliqué, en 15 à 20 minutes ce serait fait. De toute manière il n'avait pas le choix : s'il ne répondait pas à toutes les questions son autorisation serait refusée, et il ne pourrait pas accompagner les autres à cette sortie de détente organisée par le Parti.
"Ce sera formidable !" avait répété tout le monde, "Une sortie à ne pas manquer !" avait ajouté une femme. Ca voulait dire qu'il n'avait pas le choix, il devait y aller, il fallait qu'il montre son enthousiasme une fois de temps en temps. A ce qu'il avait compris c'était juste une sortie en barque sur le lac d'un parc naturel qui venait de réouvrir après transformation. Il aurait certainement à ramer.
En attendant il lui fallait remplir ce formulaire. Il en avait déjà rempli des centaines (milliers ?) exactement identiques, le Parti connaissait déjà ses réponses, c'était juste pour lui rappeler sa soumission au bon vouloir des fonctionnaires, une technique de manipulation pour encourager le vivre-ensemble. Il saisit son nom, son prénom, son numéro d'adhérent,...
Il avait enfin rempli le questionnaire, et téléchargé le QR code qu'il avait bien installé sur l'application du Parti. Il était maintenant inscrit, il lui suffirait de flasher le code à la montée dans chaque bus, puis à l'entrée et à la sortie du parc, il se dit qu'y rester 3 heures suffirait. Il cocha la case "Fait" dans sa todo list mentale et se rappela à ce moment qu'il n'avait pas fini de remplir le formulaire pour sa sortie resto du soir. C'était un questionnaire plus simple mais aux questions plus insidieuses. Il lui fallait indiquer ses goûts, ses préférences, et son mode de vie, une véritable enquête marketing ; il savait qu'il allait être innondé de dizaines de SMS publicitaires "correspondant à ses goûts" dans les semaines suivantes. En même temps il ne pouvait pas mentir : même si le Parti n'était pas impliqué, l'authenticité des réponses était parfois vérfiée, et malheur à celui qui avait cherché à biaiser. Il remplit le questionnaire en dix minutes, il lui restait une heure avant de sortir. Il voulu aller s'allonger pour se mettre en état second et passer le temps mais un message urgent l'occupa : il devait répondre à une enquête de satisfaction sur sa sortie de la veille. Ce n'était pas compliqué (il mettait systématiquement la note maximale à toutes les questions) mais ça prenait quelques minutes, surtout quand le serveur qui les envoyait était surchargé, et c'était le cas.
En arrivant dans le restaurant il se rappella que parmi la dizaine de présents il n'y en avait aucun qui ne soit pas célibataire. Toutes et tous affirmaient vouloir construire une famille, mais tous disaient ne trouver personne qui veuille s'engager. Il savait que c'était une situation générale, la Presse en parlait en permanence. Il se demanda comment c'était mathématiquement possible : si tout le monde cherche sur le long terme, quels sont ceux qui ne veulent pas s'engager ? Lui au moins avait bien affirmé qu'il n'était pas sur le marché, qu'il n'était ni une cible ni un concurrent, ça facilitait les relations et limitait les risques. Quelques femmes lui avaient dit que c'était dommage, mais pas parce qu'il les intéressait, juste pour faire croire qu'elles s'intéressaient au bien-être des autres, ou plutôt parce qu'elles auraient voulu garder un pouvoir judiciaire sur lui, pour pouvoir l'accuser de harcèlement.
Le diner se passa excellement bien. Il prit deux verres de vin, pu répondre simplement à une question qui lui avait eté posée, et surtout réussit à ne pas s'énerver quand les Midwits avaient sorti d'un air satisfait leurs banalités pseudo-profondes. À la sortie il avait même répondu bruyamment "Oh oui !" à une femme qui avait trouvé la soirée "fantastique". Plusieurs cases étaient cochées, ça de moins à faire.
Puis la déprime du soir le saisit, comme tous les jours. Elle était bien sûr beaucoup moins forte que celle du réveil, le soir il savait qu'il allait pouvoir fuir dans le sommeil, mais elle était là. Il se posait toujours les mêmes questions. Est-ce que les autres appréciaient vraiment de passer des heures à remplir des formulaires idiots pour le Parti tout puissant ? Prenaient-ils vraiment plaisir à se couper la parole en permanence pour toujours répéter les mêmes stupidités que personne n'écoutait à toutes les sorties ? Se croyaient-ils brillants et intelligents quand ils propageaient le même bullshit que sur Linkedin ? Il semblait bien que oui : ils avaient presque tous voté pour le Parti, et on voyait bien qu'ils se croyaient supérieurement intelligents. Ca ne pouvait venir que de lui.
Il se connecta à un VPN et chercha en ligne : "Impossibilité de prendre du plaisir". Il savait que la question était interdite, elle était comme une remise en cause de la sagesse du Parti. Une IA lui donna la réponse : "L'impossibilité de prendre du plaisir même lors d'événements censés être plaisants s'appelle l'anhédonie. Elle s'explique par une défaillance du système de récompense, notamment dopaminergique, et accompagne souvent la dépression." La réponse ne le surprit pas : c'était bien de sa faute, pas de celle du Parti ni des Midwits.
Image : Photo by Ivan Samkov
©Philippe Gouillou - Samedi 9 août 2025