Hypothèse 94 : Extrême Droite

"Extrême droite" signifie exactement "Infidèle". Et tu sais ce qu'on fait des infidèles ?

Ce qu'il entendait l'horrifiait. Il regardait le Journal Télévisé du soir et l'invité, son camarade de toutes les luttes, l'y traitait d'"extrême droite", et il le répétait ! Pire que la trahison, c'étaient les conséquences qui le terrorisaient : son vieil ami lui avait mis une cible dans le dos, celui-là même qu'il avait toujours défendu malgré son origine étrangère. Il était non seulement exclu du mouvement auquel il avait consacré sa vie, mais tous ses anciens proches devaient maintenant le rejeter comme un pestiféré.

Sa femme essaya de le rassurer :

— Mais c'est n'importe quoi ! Ne te prends pas la tête : tu sais bien qu'on traite tout le monde d'extrême droite de nos jours, toi-même tu le fais souvent. En fait si tu n'as jamais été traité d'extrême droite c'est que tu n'as jamais eu la moindre idée originale. Prends-le comme un compliment : tu n'es finalement pas l'idiot soumis que tout le monde croit ! Et puis tu peux facilement montrer que tu n'as jamais eu la moindre pensée déviante.

— Tu ne comprends pas, c'est un message codé. "Extrême droite" signifie exactement "Infidèle". Et tu sais ce qu'on fait des infidèles ? On les tue ou, a minima, on les exclut de toute vie publique.

C'était vrai qu'il avait souvent accusé d'autres d'être d'extrême droite et parmi eux, même, parfois, des vieux camarades. Mais il y avait toujours eû une raison : c'est qu'ils n'avaient pas fait montre d'assez d'enthousiasme pour une action de lutte, ou c'est qu'ils avaient hésité sur leur soutien au Parti, ou qu'ils avaient critiqué l'intégration des luttes religieuses. C'étaient des gens à exclure, il fallait que le Parti reste vraiment pur pour espérer être un jour en position de créer un monde meilleur, plus juste et plus égalitaire. Et ça avait marché : il n'avait plus jamais entendu parler d'eux, sauf pour quelques-uns dont il avait appris qu'ils étaient à l'hôpital sur le long terme après avoir été corrigés, et le Parti était monté.

Sa femme insistait :

— Mais dis-leur que c'est faux ! C'est facile à démontrer ! Je sais que tu es un pur parmi les purs !

— Tu ne comprends pas, c'est trop tard, il est à la TV, je n'aurai jamais une telle audience. Dès maintenant, tout le monde sait que je ne dois plus être fréquenté, personne n'écoutera mes réponses.

Le timing le sidérait. Jamais le Parti n'avait été aussi proche du pouvoir. La population, excédée par des décennies de crise, était enfin prête à la révolution et eux étaient plus que prêts ! Déjà ils avaient commencé à se répartir les postes, il y avait plein de débats en cours, chacun se battait pour obtenir les meilleurs. Ce n'était plus qu'une question de jours, d'heures. Son "ami" voulait-il le poste qu'il devait avoir ?

C'est à ce moment qu'il comprit, sa terreur devint pure panique. Il se mit à chercher frénétiquement sur les réseaux sociaux. Etait-il le seul dans son cas ? Non, tous ceux de l'ancienne Garde étaient ostracisés, et c'était toujours par les mêmes. C'étaient les nouveaux, ceux qu'ils avaient admis les années précédentes pour démultiplier leur poids, ceux qu'ils avaient défendus envers et contre tous, qui se débarrassaient d'eux maintenant que le pouvoir était accessible.

Il entendit un bruit dans la rue. Rêvait-il ? Il avait l'impression que la porte d'en bas s'ouvrait, que quelqu'un rentrait. Il ne savait pas quoi faire, il n'était pas armé (eux l'étaient), même un couteau de cuisine ne servait à rien contre une kalachnikov, et ils étaient certainement plusieurs.

Sa femme le vit blanchir et elle aussi comprit :

— Tu ne m'avais pas dit que vous vous débarrasseriez d'eux en arrivant au pouvoir ? Que ça ne se passerait pas comme en Iran, que ce serait vous qui gagneriez ?

Il se prit à la haïr : pourquoi lui rappelait-elle ça ? Qu'est-ce que ça apportait ? Ils étaient tous les deux en danger de mort et elle ressassait de vieilles histoires, des sujets sur lesquels ils s'étaient déjà fréquemment engueulés. Là, maintenant, au présent et tout de suite, il fallait trouver une porte de sortie, rien d'autre n'importait. Pourquoi les femmes étaient-elles incapables de comprendre ça ?

Il entendit un Allahu Akbar, puis un autre, ça venait de l'escalier. Il n'y en aurait probablement pas d'autres : ils n'avaient qu'un étage à monter. Il essaya de reconnaître les voix, de les compter.

Son vieil "ami" était toujours à la télé. Il parlait beaucoup, il promettait un monde meilleur, un monde plus juste, un monde respectant les volontés de son dieu, "qui sait mieux" disait-il. Le présentateur n'osait pas l'interrompre.

Il entendit un premier coup de feu, puis un deuxième, sa serrure venait de sauter. Puis il y eu un grand coup de pied sur la porte, qui tomba. Le monde meilleur arrivait, il en était une des premières victimes.

Image : Kalachnikov AK-47 by Allatur. Licence CC-BY 3.0. Wikimedia Commons

©Philippe Gouillou - Vendredi 19 septembre 2025