Hypothèse 65 : Vieux blancs
Offrir une nouvelle perspective digne d'un pays en marche
"Vieux blancs". C'est le terme qu'avait choisi la Ministre des Solidarités pour désigner ceux qu'on appelait jusqu'ici les "Mâles Blancs de plus de plus de cinquante ans" voire, pour les insulter, "Boomers". Il en faisait partie. Il savait que ce nouveau terme n'avait pour but que de préciser la définition, et de ne plus se limiter à un âge, mais à une année : celle de naissance de tous ceux qui avaient pu connaître la France d'avant le regroupement familial, soit 1965. Il en faisait toujours partie. Pour la Ministre c'étaient ceux qui "étaient naturellement incapable de sortir de leurs souvenirs fantasmés d'une France d'avant et donc freinaient la marche de la France de la Diversité". Là il se demanda en quoi cela lui correspondait : ses souvenirs n'étaient pas fantasmés, il avait des films, des photos, des livres pour le prouver. Mais c'était justement à cela que la Ministre voulait s'attaquer.
Ça faisait déjà un certain temps que les souvenirs étaient diabolisés. De nombreux spécialistes intervenaient tous les jours dans tous les médias pour expliquer que la mémoire n'est qu'une reconstruction "qui en dévoile plus sur la personne au présent que sur ce qui s'est réellement passé". Toute référence historique était accueillie par des moqueries qui suffisaient à décrédibiliser. Les journaux avaient coupé l'accès à leurs archives anciennes, les bibliothèques avaient fermé, et même à l'école les cours d'histoire avaient été réécrits pour "offrir une nouvelle perspective digne d'un pays en marche".
Mais certaines familles n'avaient pas encore détruit toutes leurs vieilles photos, leurs trombinoscopes d'école, et parfois même leurs vieux films en Super-8. Certaines avaient même conservé des livres anciens. De grands autodafés de purification avaient bien été organisés, mais ils n'avaient pas suffi. Le Gouvernement devait agir au plus vite pour sauvegarder le vivrensemble, et c'était justement le but de l'intervention de la Ministre des Solidarités. Il attendait les mesures.
Finalement ce fut plus rapide qu'il l'avait cru. L'introduction, qui servait à désigner les coupables des difficultés rencontrées, ne prit que 10 minutes. Il faut dire qu'il n'y avait rien de neuf, tout le monde savait déjà qui ils sont, c'était suffisamment répété à longueur de journées. Et c'était aussi parce que la Ministre devait annoncer une action majeure.
"Beaucoup de nos compatriotes, ceux-la même qui constituent le sang neuf du pays, se sentent exclus dès qu'ils ouvrent un vieux livre ou voient un vieux film. Comment pourraient-ils s'identifier à des récits où pas seulement les héros mais tous les protagonistes sont blancs ?", hurla-t-elle avant d'en détailler les conséquences : "C'est une atteinte au récit commun, celui qui fonde une nation". Elle expliqua ensuite que, même si c'était une solution facile et efficace, interdire tous les livres et films anciens et les brûler n'était qu'à moitié satisfaisant : "Certains pourraient croire que nous n'avons pas d'histoire alors que l'histoire de notre pays en marche est riche et glorieuse !" Aussi elle annonça un grand plan d'action pour que l'ensemble des personnages des films soient remplacés par des acteurs issus de la diversité, grâce à la technique mal-nommée "Deep Fake", et qu'une description montrant une origine étrangère soit ajoutée à chaque présentation d'un personnage de roman. D'ici la finalisation de ce plan, toute lecture ou visionnage d'un livre ou film ancien non mis à jour serait interdite.
Il se demanda comment allaient réagir les "vieux blancs" qui verraient tout ce qui leur restait être, non pas détruit, mais transformé. Un auteur comme Georges Orwell serait-il heureux de voir ses chefs-d'oeuvre ainsi dénaturés ? Mais la Ministre avait anticipé la question : "Ce n'est pas une réécriture de l'histoire : les nazis et les dictateurs resteront blancs !"
Image : Police du Monde Parodique
©Philippe Gouillou - Vendredi 17 septembre 2021