Hypothèse 32 : Discrimination positive
Poli ET Distant
Il eut une bouffée de désespoir quand il vit la fonctionnaire qui devait le recevoir : c'était une femme. Il était venu pour résoudre un dossier vital, et il se retrouvait à devoir gérer une situation dangereuse. C'était ce qu'il craignait, ce contre quoi il avait prié tout au long de la semaine, mais bien sûr en vain, les probabilités étaient contre lui : la Commission de Lutte pour l'Egalité entre les Femmes et les Hommes avait imposé des règles très strictes, les conditions nécessaires pour embaucher un homme étaient telles que très peu y parvenaient. Il savait qu'il ne pouvait même pas demander à voir quelqu'un de plus haut dans la hiérarchie, ce serait obligatoirement une femme : pour plus d'égalité, plus aucun homme n'était embauché à un poste de direction. Et même demander à changer de fonctionnaire était dangereux : il avait tous les risques de tomber sur une hijabée issue de la diversité, et là ce serait vraiment trop d'obligations à gérer d'un coup.
Ce n'était pas qu'il avait besoin des compétences d'un homme, son dossier n'était pas si compliqué, mais qu'il craignait la discussion : face à une femme il devait à tout moment pouvoir prouver qu'il se comportait avec elle exactement comme si elle avait été un homme. Qu'est-ce que ça voulait dire ? C'était auto-contradictoire : face à un homme il n'avait pas à se poser de questions, c'était donc forcément différent face à une femme. Comment faire ?
Il se remémora les conseils qui lui avaient été donnés : "Poli ET Distant".
La fonctionnaire s'avançait vers lui, habillée très sexy, avec un décolleté très profond : elle étalait ses charmes mais il devait se rappeler que ce n'était pas pour lui, juste pour faire jalouser les autres femmes, l'ambiance était atroce dans ces milieux trop féminins.
Il lui faudrait éviter toute forme d'humour, toute phrase pouvant avoir une double interprétation, tout ce qui pourrait faire penser à de la connivence. Il fallait que son sourire soit respectueux, mais ne puisse surtout pas être considéré comme charmeur. Il fallait que la fonctionnaire se sente valorisée en tant que femme, mais sans qu'il fasse la moindre allusion à son genre ni à sa tenue, la Commission jugeait très sévèrement tout harcèlement. Il ne fallait pas qu'il lui explique le dossier (ce serait du "mansplaining", proscrit) et que jamais il ne lui coupe la parole. En résumé il fallait qu'elle se sente supérieure parce que femme.
Mais tout cela ne suffisait pas toujours. Beaucoup racontaient que parfois c'était la femme fonctionnaire qui draguait l'homme venu la consulter, et là il n'avait aucune chance de s'en sortir : elle pouvait le dénoncer pour harcèlement s'il ne répondait pas à sa convenance, et la charge de la preuve était sur lui.
Il essaya de se détendre et se leva avec un sourire poli, en tendant la main. Elle le dévisagea rapidement d'un regard méprisant. Il ne lui plaisait pas, c'était un bon point : son dossier était perdu mais il pourrait peut-être s'en sortir sans procès.
(Photo : Jana Svojsova)
©Philippe Gouillou - Jeudi 29 août 2019