Hypothèse 10 : Plus de garanties
Un meilleur contrôle des prestataires.
Il fit un dernier tour dans la pièce, pas seulement par nostalgie, mais surtout pour vérifier une centième fois qu'il n'avait strictement rien laissé. Il ne pourrait pas y rentrer avant des années, il ne savait même pas combien. L'huissier l'attendait à la porte, pour poser les scellés. Ca lui coûtait une fortune pour condamner la seule chambre de son appartement, mais il n'avait pas le choix. Il s'efforça de penser au côté positif : ses chances de retrouver un emploi étaient nulles, mais il n'avait pas de dettes, il avait même économisé presque 1 000 euros pour les nouvelles taxes que l'administration ne manquerait pas d'inventer, en espérant que ça suffise. Il ferma la porte et fit signe à l'huissier.
Son activité marchait bien. Par prudence il n'avait jamais embauché, mais avec d'autres indépendants ils avaient constitué un réseau solide qui s'était construit une excellente réputation. Si les débuts avaient été excessivement durs, les dernières années lui avaient ammené un revenu quasi-récurrent qui lui permettait de payer les charges sociales tout en lui laissant souvent de quoi se loger et se nourrir, presque l'équivalent d'un SMIC. Bien sûr, il dépensait au minimum : toujours il mettait de côté le moindre bénéfice pour faire face aux augmentations de charges et d'impôts. Mais là il espérait pouvoir partir en vacances pour la première fois cet été.
C'était la dernière innovation gouvernementale qui l'avait tué, lui comme des milliers d'autres. Il lui était maintenant exigé non seulement un diplôme tout juste créé, mais en plus de disposer d'un local de plus de 200 m^2 et d'une caution de 3 millions d'euros pour continuer à exercer son activité de conseil. Le Ministre l'avait expliqué : le but était de permettre le développement de cette activité en apportant plus de garanties aux clients par un meilleur contrôle des prestataires. Une seule entreprise du secteur pouvait se le permettre, elle était dirigée par un proche du Président, c'était lui qui avait imposé les nouvelles règles.
Il regarda son salon, sa chambre maintenant. Il avait mis le lit près de la fenêtre, seul endroit où il pouvait se caser, mais ça bloquait un peu la porte de la salle de bain, ce serait vite énervant se dit-il. Ses vêtements étaient dans des cartons, et ses papiers en pile dans un coin. Il avait du jeter sa table avec ses chaises ainsi que le canapé (pas de place : la pièce condamnée devait rester vide) et ils avaient tout de suite été ramassés, l'huissier avait certainement prévenu des amis, c'était une période faste pour eux.
Il répondit au téléphone, c'était un ancien client. Il dû lui expliquer que non il ne pourrait plus le conseiller, que oui il avait totalement et définitivement arrêté son activité, que non même gratuitement il n'avait pas le droit de lui dire quoi que ce soit, et que oui si le client avait un besoin il était obligé d'appeler la société du proche du Président, et enfin que non il ne pourrait pas être embauché par cette société parce qu'il n'avait pas le nouveau diplôme requis. Il enleva la puce du téléphone et la tendit à l'huissier qui la mit dans une enveloppe.
L'huissier lui fit signer les papiers, et il le paya par chèque l'équivalent d'une journée de facturation. Il lui restait maintenant à clôturer son compte bancaire et à prendre rendez-vous avec l'URSSaf pour savoir combien on lui demanderait. Il espérait que les papiers de l'huissier lui suffiraient pour prouver son arrêt d'activité, il avait entendu que parfois ils refusaient et continuaient de prélever les cotisations. Il se demanda à quelle fréquence ils viendraient vérifier les scellés, et combien ils lui prendraient à chaque fois.
L'huissier était parti et il ressentit bizarrement un grand vide, alors même que sa dernière pièce était plus qu'encombrée. Pour ses clients toujours il avait trouvé une solution, toujours il avait eu une idée, et il en avait sauvé plus d'un d'une situation difficile voire désespérée. Mais là il n'avait aucune idée, rien, et même si quelqu'un en avait une il n'aurait pas le droit de la lui donner.
Il essaya la méditation pour se remonter le moral, et puis surtout pour calmer la faim. Dans un trimestre ou deux il aurait le droit d'aller demander le revenu minimum d'activité, d'ici là il lui fallait économiser.
©Philippe Gouillou - Dimanche 23 juin 2019