Hypothèse 4 : Lutte contre le Financement du Terrorisme
Interdiction du cash.
Il se releva difficilement et chercha à estimer les dégâts. Sa bouche était en sang, il ne sentait plus rien, il ne savait pas combien de dents il avait perdues. Pour le reste ça allait plus ou moins : probablement rien de cassé, mais les vêtements qui lui restaient étaient déchirés, il n'avait plus sa veste ni ses chaussures. Et il n'avait pas mangé. Mais il fallait qu'il parte vite avant d'être accusé de racisme.
Le juge avait déclaré que c'était "seulement pour sa sécurité" qu'il ne l'incarcérait pas avec juste du sursis et une amende. Mais celle-ci avait entrainé le blocage immédiat de tous ses comptes bancaires. Avec l'interdiction du cash c'était une condamnation à aller dans les centres d'aide sociale pour manger, et là sa couleur de peau l'avait tout de suite désigné. Le juge le savait, le juge l'avait fait exprès, il en était sûr.
A son arrivé au tribunal il était persuadé que son dossier était solide : il avait obtenu l'autorisation écrite du Service des Impôts des Entreprises, le SIE, pour son investissement. En se lançant sur un nouveau marché, il espérait pouvoir embaucher une vingtaine de personnes supplémentaires et augmenter son chiffre d'affaires de presque 50%. Tout le monde y gagnait disait-il. Mais cette opération rentrait dans le cadre de celles encouragées par le Gouvernement, qui offrait un dégrèvement fiscal pour qu'elles se développent. Cela signifiait qu'avant d'investir il devait d'abord prouver au fisc que cette possibilité de dégrèvement n'entrait absolument pas en compte dans sa décision d'investir, prouver qu'il l'aurait fait même si la politique d'incitation du gouvernement n'existait pas. Ca avait pris plus de six mois, beaucoup de demi-journées d'attentes au SIE, et puis finalement il avait reçu l'accord. Alors seulement il avait acheté le matériel nécessaire et embauché. Et lors de sa déclaration suivante le comptable n'avait eu qu'à indiquer dans la case dédiée le montant de l'investissement et le coût des personnes embauchées, le dégrèvement était calculé automatiquement. Tout s'était trop bien passé.
Il se doutait que la promesse gouvernementale ne serait pas tenue, que le contrôle fiscal systématique à chaque opération encouragée trouverait un moyen de "dégréver le dégrèvement", c'était de bonne guerre, tout le monde le savait. Mais il ne s'attendait pas à la suite.
Il était apparu qu'il manquait une signature sur le courrier d'accord : le fisc le lui avait envoyé par erreur. Dès lors, le simple fait que le comptable ait rempli la case correspondante était constitutif de fraude fiscal. Son investissement n'était pas interdit, le juge le lui avait bien rappelé, mais il n'avait pas l'autorisation de demander la moindre réduction d'impôts. L'avocat avait bien répondu qu'il ne pouvait pas savoir que le courrier n'était pas valide, et que c'était pour répondre à l'injonction gouvernementale d'indiquer ce type d'investissement qu'il avait rempli le formulaire de cette façon, et qu'il avait démontré qu'il n'en attendait absolument pas d'avantage fiscal. Mais le juge n'avait pas suivi : "La lutte contre la fraude fiscale et celle contre le financement du terrorisme doivent être impitoyables". Il avait donc été condamné à une forte ammende, et à 6 mois de prison "avec sursis pour sa sécurité". Et bien sûr il avait l'interdiction de licencier : il devait poursuivre ses investissements pour répondre aux objectifs gouvernementaux de redressement de l'économie.
L'ordre de prélèvement de l'amende avait été émis automatiquement le jour même, et, comme il n'avait pas la provision nécessaire, tous ses comptes avaient été bloqués tout aussi automatiquement. Maintenant qu'au nom de la Lutte Contre le Financement du Terrorisme le cash était interdit et que toute forme de troc était sévèrement punie, il n'avait plus rien, et personne n'oserait l'aider. Bien sûr, il aurait techniquement pu prendre la carte de la société et s'en servir pour acheter à manger, mais ça aurait été immédiatement repéré, et c'est un abus de bien social, fortement puni. Trop risqué, il avait mieux à faire, il suffisait qu'il survive un mois.
Il se regarda dans le reflet d'une vitrine. Il n'était vraiment pas beau à voir mais il s'amusa que son léger embonpoint, qui déplaisait tant aux femmes, était pour le coup une force : il pourrait tenir longtemps sans manger, il lui suffirait de boire beaucoup, or les fontaines touristiques n'avaient pas encore été coupées. Il avait de quoi marcher jusqu'à un pays étranger.
Il arriva à ses bureaux, il n'avait plus ses clés mais le gardien le reconnu malgré son état. Il ne voulait pas qu'y prendre quelques souvenirs, mais aussi lancer son plan d'actions. Sa vengeance. Sa leçon.
Il se mit à un ordinateur et commença à taper. Comme il était propriétaire à titre personnel du brevet qu'exploitait la société, il activa l'option qui lui permettait d'en retirer à tout moment le droit d'exploitation. Il se dit que l'avocat qui lui avait conseillé d'ajouter cette clause avait bien justifié ses honoraires. Il imprima la lettre, signa sa "réception en main propre" à la date du jour, en garda un exemplaire et laissa l'autre en évidence sur le bureau du Directeur Juridique et une copie sur celui du Directeur Technique. Si l'entreprise vendait son stock ou continuait sa production ne serait-ce qu'un jour, alors elle serait lourdement condamnée par n'importe quel tribunal dans n'importe quel pays européen.
Il trouva un plat micro-ondable et l'emporta, si tout allait mal il pourrait tenir deux jours avec. Il trouva aussi des affaires de sport qui lui allaient pas trop mal, et un manteau. C'était du vol, il se sentait coupable, mais il en avait besoin pour partir.
Le lendemain le Directeur Juridique ne pourrait même pas licencier économiquement les nouveaux embauchés : c'était inscrit dans le jugement. Il y aurait probablement une réunion de direction, pour nommer son successeur, et surtout définir une stratégie : soit continuer la production et risquer une plainte européenne, soit l'arrêter et risquer une denonciation au juge. Ce qu'ils choisiraient vraiment n'avait aucune importance : dans tous les cas l'ammende les coulerait.
Il lui suffisait de tenir un mois et il serait vengé. Bien sûr, ça aurait été mieux de viser directement le juge, mais cela il ne le pouvait pas, le seul moyen de l'atteindre était de manière indirecte, via un écroulement de l'économie. Les enfants du juge paieraient. Les impôts avaient voulu jouer avec lui pour quelques milliers d'euros, ça leur en coûterait plus de mille fois plus, c'était normal. Un jour ils comprendraient.
Il commença sa longue marche.
Image : Konk
©Philippe Gouillou - Mercredi 10 avril 2019