Hypothèse 1 : Ministère de l'enfance et de l'éducation
Pour assurer une éducation démocratique.
Le fonctionnaire entra brusquement, se précipita vers le salon et eût un mouvement de recul. C'était exactement comme on lui avait dit : aucune télé, aucun ordinateur ni téléphone, mais une odeur de vieux, l'odeur des livres posés sur des étagères qui couvraient tous les murs. Les deux policiers, équipés, casqués, et armés, qui l'accompagnaient se montrèrent autant écoeurés.
— Je vois votre deuxième enfant, Antoine, mais où est Julie ?
— Dans sa chambre, en train de faire ses devoirs
— Sans ordinateur ?
Antoine s'amusait avec des morceaux de bois. Les policiers remarquèrent qu'il avait créé une épée, très réussie, et même une sorte de pistolet. D'autres morceaux semblaient représenter des voitures, ou des tanks, ou des avions, on ne savait pas trop.
Son père s'inquiéta :
— Quel est le problème ? Elle a accès à plein d'ordinateurs à l'école, elle n'en a pas besoin.
— Si...
Le fonctionnaire n'acheva pas sa phrase. Maintenant que sa crise de dégoût lui était passée, il essayait de compter les livres, il devait y en avoir des milliers, dont beaucoup d'anciens, il faudrait un temps fou pour vérifier qu'ils étaient tous adaptés à des enfants. Il reprit :
— Le Ministère de l'Enfance et de l'Education, dont je dépends, exige que tous les enfants aient en permanence un ordinateur ou smartphone à portée de main, et qu'ils le consultent aussi souvent que possible. C'est essentiel pour leur développement.
— Ici ils ont plein de livres et ils adorent lire...
— Justement ...
Un policier avait vérifié la chambre de Julie et s'était mis en faction à un angle qui lui permettait de surveiller tout le monde à la fois. L'autre s'était placé à côté du fonctionnaire, pour le protéger. Ils étaient tous nerveux, ça se sentait. Ca n'allait pas être facile.
Le fonctionnaire consultait maintenant sa tablette connectée.
— Votre dossier montre que vous avez déjà été prévenu par nos collègues du Ministère de la Démocratie, qui vous ont d'ailleurs retiré le droit de vote. Vous savez donc parfaitement que, pour qu'ils puissent remplir leur rôle démocratique futur, les enfants doivent être immergés au plus tôt dans la culture acquise via l'Internet d'Etat. Sans elle, ils ne peuvent pas savoir ce qu'il faut penser des événements qu'ils vivent.
— Ils ont des livres...
— Vous me l'avez déjà dit. Les livres ne remplacent pas les ordinateurs, ils ne sont pas mis à jour. Vos enfants sont largués.
— Ils ne sont pas largués : ils ont d'excellents résultats scolaires.
— Comme vous le savez ça ne suffit pas : l'école ne remplace pas le rôle des parents qui doivent inculquer les valeurs de démocratie à leurs enfants, et pour cela il faut des ordinateurs.
Il était temps de passer aux questions personnelles, qu'on en finisse.
— Où est votre épouse ?
— Au travail, elle va rentrer bientôt.
— Elle pense comme vous ?
— A propos de quoi ? Je ne sais pas, elle pense ce qu'elle veut !
— Non, à cause de gens comme vous le système est encore patriarcal, et on sait que les femmes occidentales suivent leur mari. D'ailleurs, elle aussi on lui a retiré son droit de vote pour opinion non conforme.
Antoine déplaçait ses bouts de bois en l'air, faisant de grands gestes, il semblait complètement dans son monde. Il avait maintenant son "pistolet" à la main : "Pan Pan" fit-il. Les policiers bondirent, on était au bord de l'accident. Julie n'avait pas bougé, comme si elle était habituée.
Le fonctionnaire hurla :
— Vous voyez !!! Il ne sait même pas qu'il n'a pas le droit de faire ça ! Et vous le laissez faire ! Les armes sont réservées aux forces de l'Etat !
Il se reprit :
— Quelle est l'orientation sexuelle de vos enfants ?
— Je ne sais pas, ils n'ont que 6 et 9 ans
— Vous auriez un ordinateur vous le sauriez : il y a maintenant des tests très efficaces, qu'ils doivent passer en ligne dès l'âge de 4 ans. Votre dossier montre qu'ils ne l'ont pas fait. De quand date votre dernier rendez-vous avec la Conseillère Scolaire en Genre et Sexualité ?
— Nous ne l'avons pas vue.
— J'en étais sûr. Et vous ne leur avez pas non plus fait passer de test de biais implicite face à la diversité et ils n'ont suivi aucune formation à l'ouverture à l'autre.
— Non, bien sûr, il n'en ont pas besoin : ils sont les seuls de l'école à ne pas être issus de la diversité, ils connaissent.
— Justement ! Il faut vérifier qu'ils n'ont pas un sentiment d'invasion ou de jalousie qui pourrait les poursuivre plus tard. Je vois des livres chrétiens : ils ne sont pas musulmans ?
— Pour l'instant ils ne sont rien du tout, on n'en parle pas, c'est juste des vieux livres hérités de ma grand-mère.
Le père remarqua à ce moment là que le fonctionnaire et les policiers étaient issus de la diversité, qu'ils se ressemblaient, et qu'ils avaient la même bosse au milieu du front. Les accusations de racisme et d'islamophobie n'allaient pas tarder. Mais le fonctionnaire les gardait comme armes finales.
— Vous les avez formés à l'écologie ? A la lutte contre le dérèglement climatique ?
— Comme on n'a pas d'ordinateur on consomme moins d'électricité. Oui, ils sont habitués à économiser l'énergie.
— Ils savent pourquoi ? Vous leur avez montré les toutes nouvelles courbes prédictives du GIEC ? Ils savent que les Occidentaux sont responsables des catastrophes écologiques ? Vous leur avez montré les iles qui vont bientôt disparaître ?
— Non, ils ont vu ça à l'école, ils l'ont compris, ils me l'ont dit.
Le fonctionnaire se leva pour visiter l'appartement. Il connaissait déjà l'entrée et le salon, il y avait trois chambres, une cuisine et une salle de bains. Partout des livres.
— Et la destruction des forêts pour faire du papier, vous leur en avez parlé ?
Il fallait conclure. Il se remit sur sa tablette, y remplit un formulaire en cochant différentes cases, et fit signe aux policiers.
— J'ai bien noté votre absence de coopération et votre déni des besoins fondamentaux de vos enfants. J'ai signalé leurs problèmes de comportement, et indiqué leur très probable racisme implicite.
On y était.
— Les fonctionnaires du Ministère de la Sécurité qui m'accompagnent vont emmener Antoine et Julie, pour les placer en famille d'accueil, j'en ai une de disponible, la facture vous sera envoyée chaque mois. Il est urgent de les rééduquer, pour Julie c'est peut-être déjà trop tard. Il faut leur apprendre les nouvelles sexualités. Il faut qu'ils puissent enfin s'épanouir. Ils seront aussi suivis par un fonctionnaire du Ministère des Affaires Religieuses. Ils parlent Arabe ? Mal ? Eh bien ils vont l'apprendre.
©Philippe Gouillou - Mercredi 27 mars 2019