Hypothèse 3 : Soirée d'entreprise

Lutte contre le harcèlement sexuel.


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Il arriva avec 30 minutes de retard, poliment, juste le temps qu'elles soient toutes là. Il vérifia que sa caméra, sa "dashcam" comme il l'appelait, était bien allumée, attrapa rapidement une coupe, la goûta, et commença sa tournée par la gauche. Il ne savait plus par quel côté les gens commencent en général, il s'était peut-être trompé.

Toutes les employées semblaient présentes, et toutes étaient très bien habillées, beaucoup de manière très sexy. Il fallait qu'il n'en oublie aucune, qu'il parle à toutes, mais il sut très vite que ce serait impossible : certaines étaient seules. Il vit qu'il y avait quand même quelques hommes, tous ensemble, dans un coin, qui tournaient le dos à la salle.

— Monsieur le Directeur !

C'était la Directrice Commerciale, la plus exubérante comme toujours. Elle était accompagnée de sa collègue du Marketing et de plusieurs de leurs subordonnées. C'était parfait, il se rapprocha à 2 mètres. Mais tout de suite elle lui posa la question usuelle :

— Vous croyez que le Directeur Financier va venir ? Il l'avait écrit aujourd'hui, mais je ne le vois toujours pas, alors qu'il est toujours ponctuel. Pourquoi les hommes ne veulent-ils plus venir ?
— Il y a des hommes là-bas, vous ne les avez pas remarqués ?
— Si, bien sûr, mais ce sont des techos, ils ne nous intéressent pas, ce sont les cadres qui devraient venir, qu'on puisse enfin les connaître au-delà de leur fonction.
— Justement, c'est pour cela qu'ils ne viennent pas. La formatrice l'a expliqué : le seul moyen de protéger les femmes du harcèlement, c'est de ne jamais déborder du cadre strictement professionnel, et pour cela il faut interdire les rencontres.
— Mais on se retrouve à une fête de fin d'année, sensée renforcer les liens en permettant à tout le monde de se connaître, avec presque la moitié d'absents.
— Ils ne sont pas absents, ils sont ailleurs, on a loué une deuxième salle, d'ailleurs je ne resterai que quelques minutes, je dois aller les rejoindre.
— C'est pas du sexisme, ça ?

Il s'éloigna. Une stagiaire était seule à 5 mètres de lui. Jeune et jolie, c'était risqué. Il se tourna donc vers elle pour être sûr que sa dashcam filme bien l'interaction, avança de deux pas, lui fit un sourire avec un grand signe de la main, et bifurqua. Un problème de résolu.

— Monsieur le Directeur !

Il se retourna. C'était une Chef de Projet, elle était seule et elle se rapprochait dangereusement. Il recula pour se rapprocher d'un groupe.

— Monsieur le Directeur, il faut qu'on se parle, je dois vraiment vous expliquer certains aspects importants du projet.
— Oui, bien sûr, voyez avec le secrétariat pour fixer une date et venez avec vos deux collègues.
— Mais justement je ne peux pas les amener, c'est pour parler d'elles que je veux vous voir. Je ne veux pas qu'elles le sachent et je ne veux pas non plus que ça s'ébruite, il faut qu'on en parle discrètement, c'est super-important.

Il tapota machinalement sa dashcam, pourvu qu'elle marche bien, il avait oublié de vérifier sa batterie.

— Alors voyez avec votre personne support, la Directrice Marketing, elle a toute ma confiance et saura vous aider. Passez une excellente soirée !

Il fit demi-tour. Il lui restait encore beaucoup de groupes à saluer, à dire des mots gentils, à en féliciter certaines, à encourager les autres, il lui fallait beaucoup de tact et de diplomatie. Heureusement la loi l'aidait : il n'avait plus à distinguer les "madame" des "mademoiselle", le vouvoiement obligatoire permettait de fixer la distance, et il ne devait plus non plus utiliser les prénoms, ça évitait les gaffes avec celles et ceux en phase de transition. Une fois que la loi sur le non-genrage des prénoms serait passée on pourrait y revenir, pas avant.

L'ambiance était tendue, il devait être le seul à sourire. Certaines femmes restaient scotchées au buffet, assez peu parlaient. Il savait que la plupart d'entre elles ne se supportaient pas, que chacune était en train de juger comment l'autre était habillée, et il remarquait des petits rires cruels par ci par là. Toute la semaine elles en parleraient encore. Mais beaucoup aussi regardaient nerveusement autour d'elles, comme si elles attendaient quelque chose qui n'était pas là. Il se demanda si ce "quelque chose" c'était les hommes. Il avait remarqué en consultant les dossiers que si déjà peu étaient en couple, plus on montait dans la hiérarchie, plus elles étaient célibataires, aucune Directrice n'était mariée ni pacsée. Peut-être tout simplement cherchaient-elles quelqu'un ? Pourquoi la loi s'était-elle mise du côté des lesbiennes qui sont ultra-minoritaires ?

Il se reprit : ce genre de divagation n'a pas sa place dans un environnement professionnel, heureusement que la dashcam ne filme pas les pensées, il aurait été bon pour un procès.

Plus que quelques minutes.

Le groupe de techos vint le saluer en partant. Il se demanda ce qu'ils faisaient là, c'était bizarre, peut-être le signe de quelque chose. Etait-ce la marque d'une opposition à la nouvelle politique de séparation des sexes dans le cadre de la lutte contre le harcèlement ? La préparation d'une action syndicale ? Peut-être s'étaient-ils tout simplement trompés de lieu et étaient inquiets, ça expliquerait pourquoi ils ne regardaient personne. Il se demanda s'il était devenu un paranoïaque naïf qui croit aux théories de la conspiration.

Il avait maintenant fini son tour et les avaient toutes saluées, de près ou de loin, sans aucun autre incident. Il avait pu écouter les doléances et recueillir les suggestions. Il avait répété qu'il n'y avait pas de bureau disponible pour créer un "safe space" réservé aux femmes, pas plus que pour créer un lien de rencontre femme-homme filmé en permanence, ni le budget pour embaucher un chaperon assermenté. Mais il avait promis qu'il n'y aurait plus de magazines de mode à l'accueil (certaines trouvaient que les photos de couverture objectifiaient les femmes). Il avait même pu parler à la Responsable Informatique de dossiers essentiels : au bureau ce n'était pas possible, mais là elle était dans un groupe.

Il ne lui restait plus qu'à remettre à l'huissier l'enregistrement de sa dashcam, pour qu'il soit analysé par des juristes, et il pourrait rejoindre la soirée pour hommes. C'était vraiment un excellent Noël, très important pour la fusion des équipes, le lieu était à retenir pour l'année prochaine.

©Philippe Gouillou - Samedi 30 mars 2019


Hypothèses Récentes

Citation de cette page :

Gouillou, Philippe (2021) : "Hypothèse 3 : Soirée d'entreprise". Evoweb. Samedi 30 mars 2019. https://evoweb.net/blog2/20190330-hypothese-3.htm
[Hypothèse 3 : Soirée d'entreprise](https://evoweb.net/blog2/20190330-hypothese-3.htm "Evoweb : Hypothèse 3 : Soirée d'entreprise (Samedi 30 mars 2019)"). Philippe Gouillou. *Evoweb*. Samedi 30 mars 2019