Hypothèse 60 : Justice indépendante
Oui, elle s'en était très très bien sortie : elle avait renforcé l'indépendance de la justice.
La juge referma son dossier avec satisfaction. C'était un procès difficile, et elle s'en était sortie avec brio, nul doute que ça compterait pour la promotion qu'elle attendait depuis si longtemps. Elle avait réussi à éviter les écueils politiques et bien recentrer le débat sur la question de la liberté d'expression et de ses limites. Et elle avait réussi à condamner à une lourde peine ce militant d'extrême-droite fasciste et raciste qui avait osé évoquer un soit-disant scandale gouvernemental alors même que toute la presse avait bien démontré qu'il ne s'agissait que d'une tentative politique de déstabilisation. Oui, elle s'en était très très bien sortie : elle avait renforcé l'indépendance de la justice.
Mais, avant même qu'elle ait fermé son cartable, toute la salle se figea tout à coup, avant que le bruit monte, quelques cris, beaucoup de discussions à voix basse, gênées. Que s'était-il passé ? Ça ne pouvait pas concerner son jugement, inattaquable elle le savait. Elle vit que tout le monde venait d'allumer son téléphone, elle sortit le sien. L'alerte y était en gros : le Gouvernement était tombé à cause du scandale qu'il avait cherché à nier. Elle était abasourdie. "Adieu veau, vache, cochon, couvée", se rappela-t-elle stupidement. La Fontaine était-il vraiment adapté à une situation aussi grave ? Il fallait qu'elle se reprenne, ne pas céder à la panique.
Elle alla sur le site du Monde. Avec Libération, il était le seul dont elle pouvait être sûre qu'il dicterait bien le discours à suivre, l'attitude à adopter. Le Figaro était trop d'extrême-droite, et les autres journaux auraient du être interdits, sauf peut-être certains quotidiens régionaux qui faisaient bien attention à ce qu'ils publiaient. Ce qu'elle lu la terrifia. Le Monde accusait déjà la justice d'avoir cherché à protéger le Gouvernement envers et contre tout, "elle aurait un énorme travail à faire pour regagner la confiance de la population". Les journalistes se défaussaient déjà et ils n'avaient trouvé que la Justice comme bouc émissaire. C'était vraiment que la situation était grave, qu'ils s'attendaient à une grosse épuration. Les autres articles étaient du même niveau, plusieurs citaient même son procès du jour comme preuve de l'instrumentalisation de la Justice. Son nom y était en caractères gras, elle était jetée aux chiens.
Elle évita soigneusement de regarder du côté de l'accusé, elle ne pourrait pas le supporter. Mais elle sentait le poids des regards de mépris dans la foule qui quittait précipitamment la salle. Le vide s'était fait autour d'elle. Ses collègues avec qui elle devait déjeuner s'étaient tous éclipsés, sans la prévenir. Elle savait que ça ne servait à rien de les appeler, c'était elle qu'elle avait condamné à son procès d'aujourd'hui.
©Philippe Gouillou - Vendredi 10 septembre 2021