Hypothèse 36 : Une chance de réinsertion
Il en va du vivre ensemble.
Elle en avait assez entendu. Ces discours d'extrême-droite fasciste l'horripilaient : toujours à essayer de faire croire que l'insécurité aurait augmenté à cause d'une frange de la population, à l'opposé de ce que montraient les chiffres du Gouvernement. Elle coupa l'Avocat.
— Nous connaissons votre discours, Maître, il n'a pas sa place ici. Vous êtes dans un tribunal, pas sur une place publique, la question de la liberté d'expression ne se pose pas, toute haine sur Internet doit être combattue, donc lourdement condamnée. Il en va du vivre ensemble. Je note que le procureur a demandé 6 mois fermes et 5 ans de privation des droits civiques et familiaux, ainsi que 5 000 € d'ammendes. J'acquiers à ses demandes, avec mandat de dépôt. Affaire suivante !
Elle reconnut le prévenu qui entrait dans le box, elle le connaissait bien. Pas seulement parce qu'elle le jugeait tous les 3 mois, mais parce qu'il habitait par derrière chez elle, et passait dans sa rue à chaque fois qu'il allait dans le centre. C'était la faute du Maire, qui avait accepté la construction d'une ZUP aussi proche d'un quartier résidentiel. Elle avait bien essayé de l'en empêcher, sans succès, et maintenant elle en payait le prix : non seulement la grande maison dont elle avait hérité avait perdu presque la moitié de sa valeur, mais elle ne pouvait même plus laisser ses enfants jouer dans la rue, trop dangereux. Lui aussi bien sûr l'avait reconnue. Il la connaissait, il savait où elle habitait, il connaissait ses enfants, il savait dans quels collèges ils allaient, il connaissait leurs horaires, leurs habitudes, tout.
Elle nota que ce dont il était accusé était beaucoup plus grave que les dernières fois. Il ne s'agissait plus de simples bagarres ou d'attaques à main armée, mais d'un viol avec violence sous menace d'une arme, la victime, mineure, était encore hospitalisée. Elle se demanda pourquoi une affaire pareille n'allait pas directement aux Assises, même s'il fallait les désengorger, était-ce une volonté politique ?
Le Procureur était reparti dans son discours répressif, on aurait dit qu'il n'avait pas compris qu'il ne s'agissait plus de haine sur Internet, mais de quelque chose de concrêt, de réel, de la vie de personnes physiques. Il ne montrait aucune compréhension des enjeux, aucune compassion. Heureusement l'Avocate était meilleure, elle sortit son discours habituel, elle connaissait très bien son client, c'était construit. Mais il y avait autre chose, comme si elle avait peur, qu'elle ne savait pas mettre ses émotions de côté pour assurer son travail. C'était net, et inquiétant. Mais d'un autre côté avocat est un métier dangereux par nature, elle se dit qu'elle avait bien fait de choisir juge.
De son box le prévenu la regarda avec insistance. Elle savait ce que ça voulait dire. C'était comme s'il ne la regardait pas elle mais qu'il voyait sa fille de 13 ans, le regard terrorisé, le visage en sang, les yeux en larmes, n'osant même pas crier, se laissant faire pour espérer survivre, subissant les coups sans broncher. Comment pouvait-on prendre du plaisir dans la souffrance des autres ? Etait-il psychopathe ? Mais le message était plus que clair : le condamner était condamner sa fille au viol. Elle prit la parole.
— Ce n'est pas la première fois que vous venez ici, et je remarque qu'à chaque fois c'est pour une affaire plus grave. Vous montrez une évolution inquiétante, si vous continuez la justice ne pourra plus être aussi indulgente avec vous, vous serez amené à en rendre compte. La justice est sévère, mais c'est la justice. D'un autre côté, comme l'affaire juste précédente l'a encore démontré, vous êtes victime d'un environnement raciste et islamophobe dans lequel il vous est difficile de vous débattre. C'est pourquoi la République a décidé de vous laisser encore une chance, j'espère que vous saurez en profiter. Vous n'êtes condamné qu'à trois mois avec sursis, c'est une chance de réinsertion, mais n'y revenez pas.
Elle rangea ses dossiers, la journée avait été longue, et elle n'était pas finie : elle devait participer le soir même à une table ronde sur la justice sociale. Elle avait bien préparé son discours : elle y parlerait de droit des femmes, de féminicide, et de lutte contre le patriarcat. C'était très important : il ne fallait pas que la population réélise ce Maire qui avait mis sa fille en danger.
©Philippe Gouillou - Jeudi 26 septembre 2019