L'avantage principal des media officiels, c'est qu'ils offrent au jour le jour l'évolution de la pensée gouvernementale et permettent ainsi à chacun de savoir facilement ce qu'il pourra dire ou penser ce jour-là sans risquer les foudres de la police. C'est très pratique, et très utile pour la cohésion sociale d'un pays.
Un problème se pose cependant dans les pays post-modernes comme la France : comment faire pour expliquer aux gens ce qu'ils doivent penser alors que grâce aux miracles de l'Education Nationale tellement d'entre eux ne lisent plus rien d'autre que des codes SMS ? Les media ont beau simplifier au maximum les idées essentielles et utiliser tous les trucs de manipulation connus, leur efficacité est très probablement moins grande auprès des jeunes qu'auprès de ceux ayant connu l'école avant Mitterand. Les media doivent donc s'adapter, et le premier d'entre eux à y avoir parfaitement réussi me semble être Yahoo! Actualités, qui a su aller au delà de la simple reproduction des dépêches AFP/AP/Reuters/etc et propose quotidiennement la quintescence de l'orientation politique du jour concentrée en un seul dessin que tout le monde peut comprendre.
Le dessinateur choisi pour cette mission essentielle est plus qu'excellent. Bien sûr, il a un style à lui et ses dessins sont humoristiques : c'est la base du (difficile) métier. Mais il va bien au delà de ces simples talents standards, il a quelque chose en plus qui le rend unique, quelque chose qui, dès qu'on s'en aperçoit, démontre qu'il est irremplaçable. Ce quelque chose est à la fois tout simple, et extrêmement difficile à réaliser, ce quelque chose c'est qu'il est toujours synchro : jamais il n'est à contre-courant du message officiel.
Pour arriver à un tel 100% de succès je ne vois que deux possibilités : soit Delize est un dessinateur extrêment productif, qui tous les jours propose plusieurs dessins de qualité parmi lesquels la rédaction choisit ; soit Delize a un don politique, une sensibilité extra-sensorielle, bref un feeling et une chance qu'on ne peut que lui envier.
Bien sûr, certains penseront qu'il n'est généralement pas difficile de prévoir quel va être le message politique du jour : chacun sait que demain plus qu'hier et bien moins que le mois prochain ce sera toujours plus de solidarité, de citoyenneté, bref d'augmentation du contrôle étatique sur chacun des aspects de la vie privée des habitants. Cette critique a une bonne part de validité, mais Delize a su prouver ces derniers jours qu'il est très au dessus de ces simples prévisions grossières.
Ces derniers jours ont en effet été un cauchemar pour les prévisionnistes. Certes, tout le monde savait que sur le long terme Villepin finirait par accuser le racisme des Français et la discrimination des entreprises comme causes principales des émeutes, mais ce n'est pas suffisant : il ne s'agit là que de la situation finale, pas des hésitations et des retournements de veste au jour le jour. Delize a lui parfaitement suivi ces évolutions, comme le montrent ses dessins consultables à http://fr.news.yahoo.com/cartoons.html
Le premier point à noter est que Delize a été silencieux du 29 octobre au 4 novembre inclus, sans que l'on sache si son absence était liée au fait que la politique du gouvernement face aux émeutes ne permettait pas encore la moindre synthèse cohérente. Ensuite, le mouvement s'enchaîne sans la moindre faute de goût :
- Samedi 5 novembre 2005, 22h41 : A qui la faute?
Le premier dessin est anti-Sarkozy, toujours bouc émissaire universel. Le commentaire explicatif est "Sarkozy violemment mis en cause après les émeutes dans les banlieues "
- Dimanche 6 novembre 2005, 20h08 : Où sont les victimes?
Renversement complet de l'approche expliquée par le commentaire : "Ne plaint-on pas trop les auteurs des violences de ces derniers jours?". Un tel soucis pour les victimes ne durera bien sûr pas.
- Lundi 7 novembre 2005, 9h08 : L'ordre des choses
Juste 13 heures après le précédent, recadrage avec : "Les grands projets de Borloo sont encore à l'état de dossiers: c'est du vieux qui brûle". Le social est à l'ordre du jour, mais ce dessin pourrait être compris contre une accusation contre Borloo, et il sera très vite changé.
- Lundi 7 novembre 2005, 18h44 : Autodéfense
Rééquilibrage très rapide (9h36 de battement!) vers l'anti-Sarkozysme, avec une touche contre les victimes qui seraient tentées de se défendre eux-mêmes, véritables sources d'inquiétude du gouvernement. Le dessin montre un Sarkozy armé affirmant que son arme n'est pas contre les casseurs, mais contre Villepin.
- Mardi 8 novembre 2005, 9h04 : Ne reproduisons pas les erreurs du passé!
L'explication du jour pour la contagion en province est l'émulation entre les différentes cités, ce que résume très bien le dessin : L'escalade
- Mercredi 9 novembre 2005, 9h33 : Ne reproduisons pas les erreurs du passé!
Un dessin critique le couvre-feu récemment annoncé en faisant croire que Sarkozy a pu imposer son approche guerrière à un Villepin buccolique.
- Jeudi 10 novembre 2005, 9h10 : Mauvais prétexte ou bonne excuse
Le coupable est enfin trouvé! Le dessin montre un employeur potentiel refusant un "jeune" sous prétexte du couvre-feu, avec comme commentaire : "Tous les prétextes sont bons pour la discrimination à l'embauche". C'est bien la faute des Français et on peut passer à autre chose : à la censure Internet s'installe, la page d'accueil de Yahoo! Actualités ne comprend plus qu'une référence au couvre-feu, en haut à droite, et est pour le reste consacrée principalement à l'avenir politique de François Hollande, Premier Secrétaire du Parti Socialiste.
En 7 dessins sur 6 jours, Delize aura ainsi réussi à être toujours synchrone avec l'approche Villepiniste du dossier, sans la moindre erreur. Certains le regretteront, qui auraient peut-être aimé avoir un dessin plus compatissant pour les victimes des émeutes, ou alors un dessin sur
la manipulation médiatique anti-Sarkozy par France 2 qui a peut-être été un déclencheur déterminant, voire un dessin sur
les églises incendiées (information censurée en France, mais pas à l'étranger).
Mais d'un autre coté, ne jamais se planter et toujours être du bon coté du
Politically Correct est un don quasi divin qui sanctifie son bénéficiaire en une source d'informations fiable : tous ceux qui ont compris qu'il vaut mieux rester prudent de nos jours ont tout intérêt à s'y référer.
©Philippe Gouillou