La politique de l'enfant unique en Chine a eu deux effets démographiques : #1: La réduction du nombre d'enfants et #2: un sex ratio officiellement de 117 [1] (120 selon Hudson & ben Boer [2]). Dans une dizaine d'années, la Chine connaîtra donc à la fois une baisse du nombre d'hommes sur le marché du mariage, et une baisse encore plus grande du nombre de femmes disponibles, soit une augmentation du nombre de "guang gun-er" [3], traduit en anglais par "bare sticks" ou "bare branches", c'est-à-dire les branches de la famille qui n'auront pas d'enfant parce que n'ayant pas réussi à se marier.
Pour Hudson & ben Doer, ce sex ratio va provoquer une instabilité importante, qui pourra entraîner des instabilités. D'un autre coté, la chute de la natalité va faire baisser le Ratio de Mesquida, lequel est fortement corrélé avec les conflits coalitionnels. La question est donc : qu'est-ce qui va avoir le plus d'impact, la baisse du nombre d'enfants (permettant la stabilité) ou le surplus d'hommes non mariés (provoquant l'instabilité) ?
Cette question ne pourra être répondue que par l'histoire : qui vivra verra. Elle entraîne cependant une autre question qui, à mon sens, n'a fondamentalement pas de réponse.
La situation en Chine provient directement de la politique gouvernementale [4] : sans intervention, l'impact sur le sex ratio aurait été beaucoup plus faible, et il aurait certainement encore fallu de nombreuses années avant que le nombre d'enfants diminue. Cette nouvelle question est donc : ont-ils bien fait d'intervenir ? Ou, plus directement, comme me l'écrivait un correspondant : "encore un exemple de la nuisance de l'intervention étatique ?"
A un premier niveau, la réponse à cette question est la même qu'à la précédente : on verra bien, c'est le résultat qui compte. Mais si l'on se place au moment même de la prise de décision par les dirigeants chinois, la question devient totalement indécidable. Une image : vous apercevez une tuile qui tombe directement sur une personne, et vous avez un degré suffisant de certitude qu'elle va la blesser. Devez-vous la prévenir ? Oui. Mais voilà, vous poussez un cri, la personne sursaute, évite la tuile, mais se fait renverser par une voiture qui passe, et est tout aussi blessée. Avez-vous bien fait de crier ? Oui : vous ne pouviez pas savoir. Maintenant, imaginez que dès le tout début, vous ayiez une vision complète de la situation : la tuile tombe et a 90% de chances de blesser la personne, si celle-ci bouge, il y a alors 75% de chances que cette personne sursaute et se fasse renverser, avec le même niveau de dégâts, par la voiture que vous voyez arriver. Devez-vous crier ? Probablement oui : 90 - 75 = 15% de chances de sauver la personne. Mais si les taux sont de 100% dans les deux cas ? Soit vous ne faites rien, et la personne est blessée par la tuile, soit vous criez, et la personne est renversée par la voiture. Que choisissez-vous ? Il vous est impossible de ne pas choisir : ne rien faire (ne pas crier) est un choix.
Si l'on retourne à notre situation de la Chine à l'époque du choix politique de baisse de la natalité, les Dirigeants d'alors savaient que s'ils ne faisaient rien, alors la surpopulation serait catastrophique, et savaient peut-être (ou de toute façon l'ont appris très vite) que s'ils intervenaient, alors il y aurait un problème de sex-ratio. Avaient-ils le choix de ne pas choisir ?
Il me semble que cette situation de la Chine de l'époque peut être prise comme exemple d'une classe de problème où c'est la connaissance, l'information, le savoir, qui mène à l'indécidabilité.
Un autre exemple pour mieux faire comprendre : imaginez qu'une personne vous demande un avis sur un problème général, mais que, pour une raison ou une autre, vous savez que votre réponse à sa question va avoir un impact dramatique sur d'autres domaines de sa vie, sur lesquels elle ne vous a pas consulté. Comment devez-vous répondre ? En détaillant bien toutes les implications de votre réponse ? Dans ce cas vous vous mêlez de sa vie. En répondant uniquement à la question posée, sans s'interroger sur le reste ? Même si vous savez que les conséquences vont être dramatiques ? En réalité, par le simple fait que vous avez l'information, vous êtes dans une position de manipulateur, et vous n'en sortirez pas.
NOTES :
- Nombre d'hommes pour 100 femmes. Un sex ratio de 117 signifie donc qu'il y a 117 hommes pour 100 femmes.
L'OSR (Operational Sex Ratio) correspond lui au nombre de femmes non accouplées sur le nombre d'hommes non accouplés, aux âges de fécondité : voir Pourquoi les femmes des riches sont belles
- HUDSON, Valerie M. & DEN BOER, Andrea (2002) : "A Surplus of Men, A Deficit of Peace - Security and Sex Ratios in Asia s Largest States" International Security, Vol. 26, No. 4 (Spring 2002), pp. 5 38
REM: Cet article est une synthèse par ses auteurs du livre (alors manuscrit) "Bare Branches: The Security Implications of Asia's Surplus Male Population" qui vient de paraître, et dont le NYT avait parlé la semaine dernière dans un article repris par Le Monde du 13 juillet (voir la fin de mon post du 13 juillet : 'Nostalgie Préemptive').
- Ou : "guanggun", "guangguer", "guanguen"
- A noter que la Chine espère corriger le sex ratio par une autre intervention politique : "La Chine espère équilibrer la natalité des sexes d'ici 2010"
©Philippe Gouillou
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