Ce matin j'ai traumatisé ma femme de ménage : elle m'a quitté précipitamment, en courant.
C'était une femme de 35-40 ans, mariée, deux enfants de 6 et 9 ans de ce qu'elle m'a dit, vivant dans un village de montagne ; Sicilienne, elle m'a dit aussi, je n'ai jamais su comment elle a fini en Ligurie. Bref, une femme de ménage tout à fait normale, dont la seule particularité était de parler tout le temps : je ne savais jamais si elle s'adressait à moi, ou parlait seule. Il faut dire que je ne comprenais pas tout : l'Italien est une langue qui ne se peut parler doucement, il faut toujours aller vite, mélanger les mots, c'est plus qu'une impossibilité physique, c'est une prescription divine. Je la soupçonnais aussi d'inclure des mots de dialecte, même si je n'ai jamais pu l'assurer.
Et puis ce matin, alors que j'étais au téléphone, elle m'a dit très vite :
- "Non posso, mi scusa, non è la sua colpa, ma devo andare via."
Je lui ai demandé pourquoi, mais n'ai rien obtenu, toujours ces mêmes mots, que ce n'est pas de ma faute, que moi je ne suis pas pervers, qu'elle le sait, mais qu'il faut qu'elle parte. Finalement, elle m'a juste dit de regarder dans l'armoire qu'elle était en train de ranger.
L'appartement est à 3 km de la mer, qu'on aperçoit au loin, entouré de montagne, dans la verdure, pas très loin de la frontière française, tranquille. Il fait environ 120 m², et est très rempli : l'amie qui me le prête s'est fait cambrioler il y a un mois de cela, et elle n'a eu le temps que de tout repousser dans les armoires et les recoins, et maintenant il faut tout re-ranger. J'avais trouvé une femme de ménage pour cela : elle me prenait exactement dix fois plus de l'heure que celles que j'ai en Tunisie, mais elle travaillait bien.
Nous étions en relation gagnant-gagnant : j'avais accepté son prix, et elle avait accepté le boulot, de l'ultra-libéralisme 100% capitaliste sans garantie du gouvernement. Mais ce n'est pas cela qui l'a fait partir. A un moment, elle a trouvé quelque chose qui, pour elle, a justifié la rupture de l'accord : quelque chose qui augmentait à ses yeux le coût de son travail, ne le rendait plus rentable pour elle. Ce quelque chose, au fond d'un placard, caché par les vêtements, c'était un godmichet tout à fait standard.
Quand je l'ai compris, ça m'a énormément amusé : j'ai couru à la fenêtre, l'ai rappelée alors qu'elle avait déjà démarré, et lui ai demandé si c'était bien cet objet que je lui montrais la source du problème :
- "Non posso, non posso, mi scusa, mi scusa..."
et elle est partie.
Bien sûr, cette femme a tout à fait le droit de refuser de travailler dans un endroit où on trouve un godmichet caché au fond d'un placard. Sa réaction trop émotive montrait certainement un problème psychologique, mais c'est son problème à elle, qui ne remet pas en cause son droit de faire son choix. Peut-être son mari lui reprochera-t-il d'avoir perdu de l'argent pour quelque chose d'aussi banal, ce n'est pas certain, mais de toute façon ce n'est pas à moi de lui en tenir grief : dans ce monde ultra-libéral elle est libre.
Une autre analyse est cependant tout aussi possible.
Tout d'abord, par quelques coup de téléphone, j'ai pu rapidement apprendre qu'elle était très probablement Témoin de Jéhovah, donc victime d'une "religion" oppressive. Parler de sa liberté dans ce cadre est totalement déplacé : elle n'est plus libre du tout, mais conditionnée et sous pression permanente. Là encore, c'est son problème.
Ce qui n'est plus seulement son problème, mais devient le mien, c'est que cette "religion" et les autres font du prosélytisme, cherchent à s'imposer aux autres, et influent sur leurs rapports avec moi. L'exemple de ce matin n'est qu'anecdotique, le chantage n'était que : "pas de godmichet, ou (XOR) pas de travail". Il en est d'autres qui sont plus tragiques : "fais ceci ou je te (fouette | mutile | torture | égorge | etc.)". Il est amusant que l'anecdote de ce matin ai concerné un objet érotique, parce que cette obsession humaine du contrôle de la vie des autres se retrouve principalement au niveau de leur vie sexuelle : "la (fellation | levrette | sodomie | etc.) c'est mal et doit être condamnée sévèrement".
Dave Geary résume en disant que l'essentiel est "la lutte pour le contrôle des ressources qui permettent la survie et la reproduction", et les ressources les plus essentielles, chez les humains, ce sont les autres humains, qu'il faudra contrôler, limiter, manipuler, etc. Contrôler la vie sexuelle des autres, surtout mais pas seulement des proches génétiquement, est essentiel pour la propagation de ses propres gènes.
L'anecdote de ce matin peut donc être vue comme un exemple, amusant, de cette obsession humaine. Cette dernière se retrouve à tous les niveaux de la vie : on peut citer le mariage ("si tu me donnes le contrôle de ton potentiel reproductif tu auras mes ressources et mes gènes"), tous les contrats sur la durée (exemple : contrats de travail exclusifs), les religions ("si tu veux avoir (le paradis | les 72 vierges | les raisins blancs | etc.) tu fais ce que je te dis"), etc.
En d'autres termes : la liberté implique la concurrence, et la programmation humaine est de restreindre cette concurrence, donc la liberté. On n'en sort pas.
Il y a des jours où l'objectif "Chacun sa vie" me paraît bien utopique.
©Philippe Gouillou
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